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Titre du blog : Tous à vos plumes
Auteur : tousavosplumes
Date de création : 01-06-2011
 
posté le 06-06-2011 à 08:14:49

Témoignage : cinq années de guerre vécues par une jeune saumuroise

5 ans de conflit vus et vécus par une jeune saumuroise... Des peurs, des angoisses, des frayeurs, mais aussi une fabuleuse envie de vivre... Un premier chapitre que nous vous confions.... 

 

 

 

 

 

 

 

« Marche comme ton cœur te mène

et selon le regard de tes yeux. »

AlexandreDavid Neel (1868)

 

 

 

« Le sage n’a pas de doute

Le bon n’a pas de souci

Le vaillant n’a pas peur. »

Confucius


 

CHAPITRE1

 

 

 

« Festina lente »

(Hâte-toilentement)

 

 

 

 

Ainsi vivait Saumur avec son château se mirantdans le fleuve. La Loire traversait cette petite ville paressant et sedélectant du tuffeau crémeux et du Cadre Noir prestigieux. Mais la Loire est lafille des volcans d’où, parfois, ses colères subites, avec des crues sauvages,qui transformaient la cour en pièce d'eau. Le soleil, « ce poète inspiré »,comme le nommait Valéry, enlumine la Loire qui flâne parmi ses sables d’or etses verts paysages. Le soir, à son coucher, il la pare de couleurs orangéesflamboyan­tes qui captivent peintres et photographes.

Ainsi vivions-nous heureux dans cette dou­ceurangevine chantée par les poètes. Cet été 1939 semblait pareil aux autres, avecfleurs et fruits à pro­fu­sion dans nos jardins. Comme chaque année, nousfaisions des confitures et des conserves de tomates et d'haricots verts. Lesfêtes se succédaient depuis le début de juillet. La fête champêtre des jardinsdu Chardonneret était la première, suivie par les régates sur la Loireenluminée par le soleil. Nous avions aussi des courses sur l’hippodrome deVerrie, où la gente féminine faisait assaut d’élégance. Le concours du chevalde guerre et un concours hippique se devaient d’être dignes de Saumur, ville ducheval. Le concours de pêche à la ligne était un franc succès ; ilintéressait mon père, pêcheur à ses heures, tandis que ma mère et moi préférionsl’exposition florale au foyer théâtre. Le 3 septembre, il y avait la grandecavalcade du quartier des ponts, la fête préférée des enfants. Le Maire, MrRobert Amy, négociant en vins et bien aimé des saumurois, présidait toutes cesfêtes.

Comme la vie était belle et douce alors, tandis,qu'autour de nous, le monde s'enflammait. Les saumurois suivaient, avecinquiétude, les événe­ments qui se déroulaient hors de nos frontières. Lesjournaux, seul moyen d'information, nous donnaient des nouvelles peurassurantes, depuis 1938. Nous avions accueilli, au foyer du théâtre, desréfugiés espa­gnols lors de la guerre civile et, devant leur souf­france, prisconscience des réalités de la guerre.

On savait bien, disait mon père, qu'AdolfHitler songerait à prendre sa revanche depuis 1918, mais nous nous sentionsprotégés par nos frontières naturelles et la fameuse ligne Maginot qu'onassurait infranchissable. Tout commença par l’annexion de l’Autriche et lesaccords de Munich, entre Chamber­lain, Daladier et Mussolini, et la paix futsignée sur le dos des Tchèques.

En août 1939, tandis que nous faisions la fête,les allemands et les soviétiques signaient un pacte de non agression pour dixans. Des parlemen­taires allemands, venus visiter l’école de Cavalerie, avaientpu constater le bon matériel de l’armée fran­çaise, alors que nous ignorionstout de leur armement secret et caché. On clamait que l’armée française étaiton ne peut plus importante, avec 110 divisions fin prêtes, une artilleriepuissante et une marine moderne.

Quand le 1er septembre 1939, à 4h45,Hitler entra en Pologne, sans déclarer la guerre, ce fut le choc. La Franceproclama l’état de siège et la mobili­sation générale, le 2 septembre, pourvoler au se­cours de la Pologne, comme elle l’avait promis. Les appelés préparèrentleurs sacs et prirent le train pour rejoindre leur corps au centre de mobilisation.Ils n’étaient pas inquiets… Ce sera une affaire de quel­ques semaines, le tempsde mettre au pas ce « fou furieux » de chancelier allemand… Les familles, quiles ac­com­pa­gnaient à la gare, étaient émues et inqui­ètes ; elles saurontvaquer au plus pressé en attendant leur retour. La presse signalait que lamobilisation s'était effectuée dans le calme et la résignation.

La ville était en pleine agitation, car Saumur avaitété choisie pour accueillir les employés des ministères qui quittaient Paris. Leministère des Finances, la Cour des Comptes et la Banque de France prirent possessiondes locaux réquisitionnés à leur usage. Le Cinéma Artistique, l’Athlétic Clubet les salles du théâtre serviraient de bureaux. Les pou­voirs de police passaientà l’autorité militaire et ce fut d’abord le colonel Michon, commandant de l’école,qui assura ses pouvoirs. Les fronts soucieux avaient remplacé les visagessouriants des saumurois que tout ce branle bas inquiétait. Mon père quitta sonemploi à l’école de Cavalerie et se prépara au départ. Il était appelé, commegendarme, à Longué. Ma mère sortit de la penderie un grand carton où étaitrangée la tenue de gendarme, avec quelques boules de naphtaline. Il s'équipa,cirant son ceinturon et ses leggins, sortes de guêtres en cuir, mit son képi etpartit à la gare pour rejoindre Longué.

Je me souviens de ce matin là, il était 11heures et, dans ma rue, les gens effarés regardaient leur aimable voisin quiétait, à leur insu, un gendar­me. Certains lui souhaitaient bonne chance, commes'il partait pour un long voyage. Ma mère et moi agitions la main émues, maispas tristes puisqu'il serait à quinze kilomètres de chez nous. Nous le verrionssouvent, au moins chaque semaine, quand il viendrait changer de linge. Enrentrant, tandis que j'aidais ma mère à ranger les vêtements, je lui dis :

- C’est le moment de chanter «la valse desregrets».

Elle me dit sèchement :

- Si tu crois que j'ai le cœur à chanter !

Ma mère avait une jolie voix de soprano etchantait chaque matin. Cette chanson romantique était sa préférée, aussiromantique que celle de Ramo­na qu'elle chantait souvent ; moi aussi je latrouvais belle, car elle me laissait rêveuse. Voici donc les paroles de cettechanson :

« Viensle soir descend et l'heure est char­meuse

Viens,toi si frileuse la nuit déjà comme un manteau s'étend

Vienstout est si doux et plein de promesses

Penseà la caresse des mots d'amour qu'on écoute à genoux

Unsourire dans tes grands yeux, me révèle un coin des cieux

Reviensapaiser mon cœur battant à se bri­ser

Je t’aimeà jamais sans crainte des regrets

Et lebonheur berce infiniment par son fol enchantement

Lecher émoi de ton cœur aimant

Lejour agonise, l'heure est exquise ».

Puisqu'elle ne voulait plus chanter, j'attra­paisla chatte grise Ponette et l’emmenais dans ma chambre pour lui confier toutesmes inquiétudes face à cette nouvelle situation. Une affiche placardée avec unordre de mobilisation et notre vie saumuroise, sereine et joyeuse, basculaitdans l'inquiétude devant un avenir incertain et dangereux.

Une organisation spéciale s'instaurait en vuede la sécurité des habitants. Des hommes, munis d’un brassard, chargés de ladéfense passive, étaient organisés en sections par quartiers et aidés par lesscouts. Un service sanitaire, avec des postes de se­cours, était prévu endifférents points de la ville. Les infirmiers de la Croix Rouge allaient à lagare pour accueillir et orienter les réfugiés qui, très vite, fuyèrent lesrégions frontalières.

 La défense passive avait, dans un étuimétallique, des masques à gaz, des casques avec DP et des trousses depansements pour les premiers secours. Un dépliant, avec des dessins, expliquaitcomment lutter contre l’incendie en cas de bombardements. Des affichettes,apposées sur les ca­ves servant d'abris, précisaient le règlement.

 Aussi, dans notre quartier, les caves voûtées pouvaientaccueillir 1833 personnes. En vue des raids aériens, l'éclairage au gaz desrues fut réduit, ce qui était dangereux et causait des accidents. A treize heures,la distribution cessait pour les réchauds à gaz.

Toutes ces mesures, censées nous rassurer,étaient très inquiétantes et les saumurois échan­geaient leurs informationsquand ils se rencontraient. Dans un journal, Marcel Pagnol avait écrit enparlant d'Hitler : « L'honneur, c'estcomme les allumettes, ça ne sert qu'une fois ». L'Angleterre, comme la France,prenait des mesures en vue d’une guerre et s'inquié­tait pour son alimentation.Un article de presse ra­con­­tait que des laitues, des choux et des pommes deterre étaient semés dans les squares. Ces nouvelles, lues dans Paris-soir, nousfaisaient sourire.

Mon père venait en vélo le soir pour prendre dulinge propre, puis repartait, tôt le matin, vers Lon­gué et j’en étais biencontente. Il était logé et nourri dans une auberge, en face de la gendarmerie. Lesobligations du service faisaient qu'il venait parfois à Saumur dans la semaine.C’est ainsi que le hasard fit, qu'un après-midi, revenant de la ville, je l’aperçussur le pont, tenant son vélo de la main gauche. Il était menotté à un détenuqu'il conduisait à la prison. Toute contente j'appelais : « Papa, c'est moi ! ». II tourna latête juste une seconde et son prisonnier en profita pour enjamber le parapet etse jeter dans la Loire. Lâchant son vélo, mon père s'arc-bouta en tirant verslui de toutes ses forces et réussit à le ramener sur le pont. Il réquisitionnaune voiture qui passait et se fit conduire à la gendarmerie. Il me chargea deramener son vélo à la maison. Nous avions frôlé un drame et je me sentaiscoupable de l’avoir appelé. J’y pensais chaque jour et je faisais descauchemars. Dans ce climat troublé, je gardais en moi mes angoisses pour larentrée scolaire.

D'habitude, c'était avec joie que je retrou­vaismes petites amies du quartier et mon école, avec sa cour et ses tilleuls. Mêmel'odeur âcre de l’encre, mêlée à celle de la craie, m'était agréable. Mais toutcela était terminé ; ayant réussi l'examen d’entrée en 6ème, jedevais entrer au collège de jeunes filles. Je craignais cet inconnu et mesparents ne comprenaient pas mon air attristé. « C’est une grande chance pour toi d'être collégienne, tu aurasplus tard une belle situation si tu travailles bien. » medisaient-ils.

La semaine précédant la rentrée, nous devionsaller m'inscrire et me présenter à la direc­trice du collège. Donc, unaprès-midi, ma mère mit son manteau, son chapeau, ses gants et prit son sac àmain, comme pour un dimanche. Tout le long du chemin, je la sentais nerveuse.Habituellement ba­var­de, elle ne disait rien, même pas un mot pour merassurer. Le collège était un très beau bâtiment à proximité du château. A l’entrée,le concierge nous orienta vers le bureau de la directrice. Il fallait monter unescalier de pierres bordé de verdure et d'arbustes variés. J’attiraisl'attention de ma mère sur ce joli décor dans l’espoir d’entendre sa voix rassu­rante,ce fut en vain. En haut, une surveillante nous accueillit et nous accompagnajusqu'au bureau de Madame Desaunay, la Directrice. Elle nous reçut fortaimablement, nous fit asseoir en disant : « Alors vous venez me présentervotre jeune fille ? »

- Comment vous appelez-vous mon enfant ?

Je murmurais mon nom et elle inscrivit, sur ungrand registre, tout ce qui me concernait, tout en posant des questions.

- Serais-je interne ou externe ?

- Quelles études allais-je faire ? Sans douteclassiques ?

- Oui, répondit ma mère. C’est très bien vousavez fait le bon choix.

Je me demandais lequel ?

Ensuite, elle nous expliqua le fonctionne­mentet le règlement de son collège. Elle insistait sur l’exactitude, l’assiduité,la présentation, la correction avec une lettre d’excuse à fournir en casd’absence. Tout cela était dit avec gentillesse, en souriant, pour tenter denous mettre à l’aise. J’entendais les mots, sans comprendre, en pensant que l’étatde la jeune fille n'était pas amusant. Je compris que je venais de quitter monenfance, pour un monde que je devinais plein de tracas, d'embûches et d’obligations.

Nous quittâmes le bureau, fort soulagées, et mamère me dit :

- Cette dame est vraiment très gentille, tuverras comme tu seras bien.

Je lui aurais volontiers cédé ma place…

Le coté pratique prit le dessus sur mon ap­pré­hension.Il fallait m'équiper pour satisfaire au règlement du collège. Nous allâmesacheter, à La Glaneuse, deux blouses, l’une bis et l’autre bleu clair. Uneerreur de couleur, dans la semaine, était sanctionnée par des mauvais points d'ordre.J’aurais une demi-heure de marche pour me rendre au col­lège, mais le chemin m'étaitfamilier, car mon pro­fes­seur de violon, Mr Bienvenu, habitait au bas de larue du Portail Louis, après le pont Cessart, avec tous ses commerçants qui meplaisaient beau­coup.

Le lundi 2 octobre, je me retrouvais dans lacour parmi des groupes d'élèves qui se regroupaient avec joie. Ça et là, desfillettes isolées, perdues, comme moi ; c’étaient les nouvelles sixièmes.Au cen­­tre de la cour, la Directrice discutait avec l'en­semble desprofesseurs. Au coup de cloche, tandis que les anciennes se dirigeaient versleur classe, une sur­veillante, Madame Moisan, rassemblait les nou­velles pourles conduire en 6ème. Cette classe était sombre, avec de hautesfenêtres et des murs tristes. Je choisis une table, près d'une fenêtre, pourvoir un petit coin ce ciel qui me réconfortait.

Un professeur entra avec une certaine élé­gan­ce.Son visage poudré, des bracelets au bras qui tintaient quand elle agitait lesmains, elle nous dit s'appeler Mademoiselle Peton et nous demanda de nous présenter,afin de faire connaissance. Puis la surveillante, avec un grand cahier, vintfaire l'appel ; nous nous levions et répondions présente. Elle nousdemandait alors « A ? » ou « B ? » et, quand montour arriva, je répondis « A », sans savoir à quoi je m'engageais.L'appel terminé, elle emmena, dans une autre classe, celles qui avaient choisis« B ». Nous restions avec Mlle Peton, qui nous dicta les consi­gnes,les fournitures et nous apprit que nous aurions, l’après-midi, notre premiercours de latin. Le hasard avait choisi pour moi, je ne m'inquiétais pas ;j’étais familiarisée avec le latin d'église, mais, très vite, je découvris queje n'avais pas choisi le chemin le plus facile.

Cette journée de découverte futépuisante ; je notais tout ce qu'on me disait et, munie d'une liste defournitures et de livres à acheter, je rentrais chez moi la mine attristée. Mamère espérait me trouver enthousiaste et voulait que je lui raconte, en détails,cette première journée. Hélas ! Tout ce que je pus lui dire, c'est que la cour,la classe, les pro­fes­­seurs, tout était triste à mourir. Elle me dit :

- Mais la vie est comme ça, c'est à toi d'y mettreles couleurs pour la rendre agréable.

Il me fallut bien tout le mois d'octobre pourm'habituer à ce collège, à ses règles et aux différents professeurs. Jem'appliquais dans toutes les disci­plines. Ma vie se passait à étudier,retenir, réciter et rédiger. Ma première composition française obtint lamoyenne et m'encouragea pour la suite. J’avais la hantise d'être interrogéechaque matin et je mémo­ri­sais mes leçons, en me les répétant, tout le long dutrajet. Ma mère, préoccupée par les événements, me laissait en paix.

Une heureuse surprise nous attendait en novembre.La Dépêche annonçât que la ville de Saumur avait été choisie pour le tirage dela 16ème tranche de la Loterie Nationale, tranche appelée« Tranche du Cadre Noir ». Dès 14h30, une foule immense emplissait lemanège des écuyers aménagé pour cette cérémonie et décoré aux couleursfrançaises. Le matin, les curieux et les écoliers, ravis de voir de près cesdrôles de machines cinématogra­phiques, étaient massés à l'entrée du manège. A15 heures, les personnalités arrivèrent, tandis qu'on jouait la Marseillaise.Le colonel Michon et le Maire accueillaient le conseiller d'Etat, lessecrétaires et fonctionnaires de la Banque de France avec le com­mandant de gendarmerieRoche. Mr Robert Amy remercia l'assistance nombreuse et exprima sa recon­naissanceà Mr le président de la Loterie Nationale, pour avoir choisi notre ville cetteannée. Le tirage de cette tranche honorait un régiment de chasseurs à chevalcité à l’Ordre de la Nation. Le président, Mr Mouton, répondit aimablement encitant la solidarité Nationale.

Sur l’estrade, les jeunes pupilles de la Na­tiondes départements voisins introduisaient les bou­les dans les sphères. Celles-ciétaient mues électri­quement et, à l’arrêt, donnaient les chiffres gagnants depetits lots de 110 francs. Pendant la pause, le maire remit aux enfants unsouvenir de cette journée, pour eux, inoubliable. On passa ensuite au tiragedes gros lots, le plus gros étant de cinquante mille francs. L'heu­reux gagnant,sans doute parmi les spectateurs, se voulut discret et le journal ne put hélasle féliciter. Qui était-il ? Peut-être un soldat mobilisé au front ? Qu'importe! Pour Saumur, cet événement nous fit oublier la guerre un court instant etredonna courage aux habitants.

Chaque matin, je partais au collège avec uncartable qui s'alourdissait au fil du temps, avec les cahiers et les livresnécessaires pour chaque cours. Mais, comme disait ma mère : « Achaque jour suffit sa peine ». Les cours principaux français, latin, his­toireet géographie étaient assurés par Melle Peton et Melle Larvaron. Madame Griffonenseignait les math et les sciences. Madame Berneau, une dame très gentille, vêtuede noir toute l’année, nous ensei­gnait le dessin. Nous apprenions lescouleurs, la perspective et copions quelques paysages, avec des pastels, sur desfeuilles de couleur. L'éducation musi­ca­le se faisait à l'aide du livre « L’heuredu solfège de Forest ». Connaissant les notes, je n'avais aucun mal avec lesdictées musicales. Ce professeur, triste et ennuyeux, ne donnait pas envie dechanter.

Melle Degé était le professeur de couture, unematière qui ne m'attirait guère. Il fallait faire des points de croix, des plissur des petits carrés de tissus blancs que nous collions, avec du pain àcacheter, dans un grand cahier. Pour égayer cette heure, nous lisions à hautevoix quelques pages d'un roman. Cet­te année-là, nous lisions Maria Chapdelainede Louis Hémon, un auteur français qui vécut au Canada en 1911 et mouruttragiquement, écrasé par un train. Celles qui n'aimaient pas lire à haute voixme pas­saient le livre et je lisais plusieurs pages de cette histoire quim'enchantait. Ainsi, l’heure de couture était moins pénible et passait plusvite.

L'éducation physique était assurée par Ma­da­­meRoyan. Son esprit intransigeant me causa bien du souci. Notre tenue obligatoirese composait d'une culotte en jersey noir et d'une tunique en crêpe de chi­nerouge, fendue sur les côtés et froncée aux épaules. Ma mère acheta le métragenécessaire au Paradis de la Soie pour confectionner cette tunique. Je n'étaispas très habile pour les exercices d'équi­libre sur poutres et le cheval d'arçonme terrifiait, ce qui me valait des propos désobligeants sur ma lour­deur.

L'hiver, cette tenue légère, adaptée en salle,devenait insupportable à l'extérieur. J’avais beau sau­ter, piétiner, jen'arrivais pas à me réchauffer.

Cet hiver 1939 fut particulièrement rigou­reux.En décembre, on grelottait, partout les rivières et étangs gelaient. Lesdemoiselles de la Croix Rouge distribuaient des vêtements chauds aux réfu­giésqui traversaient notre ville. Ils arrivaient des pays frontaliers du Nord et del’Est.

A noël, dans chaque famille, on réveillonnatristement ; on pensait aux soldats mobilisés aux frontières. Nous eûmes,mon frère et moi, cha­cun une poupée que ma mère avait habillée avec soin. Cefut la dernière poupée des jours heureux. Le Prési­dent Albert Lebrun offritses vœux aux français, en affirmant que 1940 serait une année plus heureusepour toute l'humanité. Il n'imaginait pas que cette année 1940 nous plongeraitdans l’enfer.

Depuis septem­bre, Saumur vivait la « drôlede guerre » en prenant des mesures utiles pour le bien-être des habitants.Il y avait des stocks de nour­riture, farine et sucre en suffisance, et unservice de ravitaillement était crée rue du Puits Neuf. On avait prévu deréquisitionner des automobiles en cas d'ur­gen­ce. Au front, tout était calme,les dépêches signa­laient que les allemands achevaient leur ligne Sieg­fried. Apart quelques escarmouches en Lor­raine, les soldats étaient inactifs ets'ennuyaient. La devise du citoyen étant « par l’épée et la charrue »,on les utilisa aux travaux des champs.

 Le soir, ma mère, en lisant l’Echo de la Mo­de,s’esclaffait en découvrant la façon dont les couturiers adaptaient la mode àcette situation de guerre. Elle en parlait à Jeannette, notre couturière etamie. Si elle acceptait que les manteaux soient amples pour courir jusqu'auxabris, elle trouvait ridi­cules les noms comme « tanks » ou « fausse alerte ».Et le déshabillé baptisé « permission de détente » l’amusait. Le couturier Lan­vinfabriquait des sacs, assortis au manteau, pouvant transporter le masque à gaz.Les parisiens l’appelaient la boîte à lait. Depuis la guerre 1914-1918, on craignaitfort les armes chimiques et on avait tout prévu.

J’avais acheté, à la librairie Gourdier, tousles livres et fournitures nécessaires pour l’année et je ne me lassais pas deles feuilleter. Nous n'avions guère de livres à la maison, les lectureshabituelles étant les Almanachs. Celui de l’Abbé Chaupitre, chez nous, et l’Almanachde la Ménagère, chez grand-mère. Celui-ci était offert aux clients par l’épi­cerieRaveau. On y trouvait de tout, historiettes, histoires drôles, devinettes,recettes et, chaque mois, un proverbe nouveau. Le livre d'Anglais montrait lavie courante d’Alice en Angleterre et celui de latin, la vie des romains avecleurs habitudes, leurs costu­mes et tous ces beaux monuments qui me donnaientenvie de visiter Rome. Les livres de mathématique et de sciences n'avaient pasma faveur, mais les clas­siques de littérature me ravissaient. J'y retrouvaisdes auteurs connus, dont j’avais lu des extraits dans mon livre de lecture à l’écoleprimaire. De tous ces livres, mon préféré était l’atlas Galoue­dec et Maurette,avec toutes les cartes du monde entier. Jusqu'alors, je les consultais dans leMemen­to Larousse, mais, dans l’Atlas, les pays étaient plus détaillés.

Mon père partageait mon plaisir et me montrait payset les villes qu'il avait visités en Tu­nisie, en Syrie et Jérusalem. Jen'oublierai jamais le premier poème de Thomas Houd :

November  

No sun, no moon  no moon, no moon

No shade, no shine, no fruits, no flowers

No dawn, no dusk, no propertime of day

No butterflies, no bees, no leaves, no birds.

 

Il était très facile à retenir. Une élève de maclasse, Madeleine, habitait mon quartier et nous reve­­­­nions ensemble. En traversantle pont Cessart, nous récitions à haute voix ce poème pour voir l’air ahuri despassants qui nous croisaient, ce qui nous faisait pouffer de rire. Mais, sij'aimais l’anglais, le professeur d'anglais, Melle Soyer, que les élèves surnommaient« so so », parce qu’elle disait souvent « as So », nem'aimait pas et elle notait très sévère­ment tous mes devoirs. Cela aurait dûme décou­rager, mais, au contraire, je m'acharnais et, plus tard, j'eus ma récompensequand je lui appris l’excellente note que j’avais eue au Baccalauréat. Le latin,qui me parais­sait si familier à l’oreille, était en fait très difficile, avecsa grammaire et ses déclinaisons à apprendre. Nous devions faire des versionset des thèmes : j’y passais beaucoup de temps, sans grand résultat.

C’est alors que mon institutrice, rencontréeplace du Petit Pré, un après-midi, apprenant mes dif­ficultés, me proposa queson fils Jean vienne m'aider pour mes versions. Il était en classe dephilosophie et habitait près de notre jardin. J'acceptais avec joie. Il meprêterait tous les livres dont j’aurais besoin. C’était un gros avantage pourmoi qui aurait dû emprunter les ouvrages à la bibliothèque, située au dernierétage de l’Hôtel de ville. Tout allait donc pour le mieux. J’avais de la chanced'avoir un répé­titeur et des livres à volonté. Cette année là, Jean me fitlire Ramuntcho, de Pierre Loti, et je trouvais cette histoire magnifique etémouvante.

Pour me détendre, il fut décidé que je feraisdu tennis. Ma mère m'acheta une raquette et me confectionna une jupe plissée blanche,d’après un patron trouvé dans l’Écho de la Mode. Quand il faisait beau,j'échangeais quelques balles sur le court, au stade de Bodman, dans monquartier. Jean, qui avait aussi une raquette, était parfois mon partenaire etme raccompagnait quai Comte Lair m'interro­geant sur le collège et mes goûts.Il essayait de me faire découvrir l’intérêt du latin qu'il aimait, en meparlant de Virgile et des Géorgiques. C’était un poète qui racontait la vie desbergers, les rapports de l’homme avec la belle nature. Je découvris le mot « bucoli­que »qui me plut beaucoup, car il sonnait bien à l’oreille et, par la suite, ildevint un adjectif courant dans mon langage. De la sorte, je cultivais mon phy­si­queet mon esprit.

Toute la semaine, les devoirs écrits et lesinterrogations étaient notés sur 20 et reportés sur le livret scolaire. Quandnous avions la moyenne, on avait un satisfecit et, à la fin du mois, étionsinscrites au tableau d'honneur avec nos quatre satisfécits. Une appréciationsur la conduite et les absences étaient indiquée et, chaque semaine, le carnetétait signé par les parents. Le système exigeait un effort constant et c'étaitseulement en fin de semaine que je respirais.

Dans cette classe de sixième, il y avait quel­quesélèves venues de Paris avec leurs parents repliés sur Saumur. Elles étaientfières, mais aussi d'un bon niveau et prenaient les premières places. C’était chacunpour soi et je n'avais pas d'amies. Un matin, une interne, Jacqueline Tirant, medemanda de lui passer mon devoir de math pour qu'elle le copie. Sachant la peineencourue pour les copieuses, je refusais. C’est alors qu'elle m'envoya une giflema­gis­trale qui me laissa sidérée.

Je n'appréciais guère les internes plus délu­réeset qui appelaient la directrice « La Dirlo ». Faire son travail,passer inaperçue, se faire oublier, devint ma ligne de conduite dans cetteclasse de sixième.

Les jours s'allongeaient, l’air était plus lumi­neuxet les prémices du printemps me faisaient ou­blier mes engelures et cetteaffreuse cuillerée d’hui­­le de foie de morue que je devais absorber le matin. Ledimanche, nous allions à l’Ile du Saule cueillir, sur la levée, les premières violettesparfumées, les perce-neige et les primevères en écoutant le chant des oiseaux.

Les journaux nous remontaient le moral enannonçant que l'aviation française déversait des ton­nes d'explosifs sur lescolonnes ennemies. De leur coté, l'aviation alliée abattait trente avionsennemis et les eaux du Nord voyaient une bataille navale en­ga­gée entreanglais et allemands.

La messe de Pâques, à l'intention des soldatsdu front, nous permettait un peu d’espoir. Pendant les vacances, les clochespartirent à Rome et, au retour, elles laissèrent tomber quelques œufs en sucreet une petite poule en chocolat que Norbert découvrit parmi les fusains

Avec le mois de Mai, on offrît aux voisins etamis les premiers brins de muguet cueillis dans le jardin, pour leur porterbonheur. Mais tiendrait-il sa promesse ? Grand-mère disait que c'était le plusbeau mois de l’année, parce que plein d'espérance.

Mon père, venant chaque semaine, n'était pasoptimiste. L’ordre était arrivé, pour les fonction­naires et gendarmes,d'évacuer en cas d'avancée allemande. Il nous disait aussi que les villes de vingtmille habitants devaient être déclarées « villes ouver­tes ». Dès le14 mai, les réfugies terrorisés, venant du nord, semaient la peur en racontantque les avions allemands les mitraillaient sur les routes ; 350 réfu­giés belgesfurent accueillis à Saumur et, grâce à la générosité des commerçants et des habitants,on put leur servir 35000 repas. Parmi ce flot de réfugiés, il y avait quelquessoldats isolés fuyant pour ne pas être prisonniers.

« Au moins ceux là sont sains et saufs !»disait ma mère.

Une nuit, nous fûmes réveillés par le passa­ged'un avion allemand survolant notre quartier. Levés en hâte, nous allâmes nousréfugier dans le chemin des amoureux qui longeait la Loire et la peur desbombardements revint hanter nos nuits. Les journaux signalaient que cinq à huitmillions de per­son­nes fuyaient vers le Sud, abandonnant biens et maisons,pour sauver leur vie.

Juin, qui était le temps des cerises, serait,cette année 1940, le temps des balles et des ruines.

La ville avait tout prévu ; la sirène nousaler­­­terait, les caves Gratien Meyer devaient servir de refuge à l’hôpital.On avait dressé des barricades le long des quais et, face à la Loire, un canonétait installé, au bout de la rue Waldeck Rousseau.

Notre voisine alla se réfugier chez ses neveux,rue Saint Nicolas, où les abris étaient plus sécurisants. Dans la nuit du 8 au9 juin, avant que l’alerte ne soit donnée, les avions allemands lâchè­rent onzebombes sur Saumur. Leurs objectifs, la gare et les ponts, ne furent pasatteints, mais les bombes tombèrent sur les maisons, dans le quartier de laCroix Verte, et sur l’école de la Visitation. Trois bombes creusèrent des trousdans la Loire. Rue de la Croix Verte, il y eut trois victimes dans la famil­leRuau. Les pompiers, aidés par une section de l’école de cavalerie, combattirentl’incendie de l’usi­ne Tezier et la fin d'alerte sonna à 4 heures et demi. Nouscroisions beaucoup de militaires en ville et une mitrailleuse était installéesous le kiosque à musique. L'armée allemande avança très vite et, le 14 juin,elle entra à Paris et défila devant l’Arc de Triomphe. Le 16, les allemands étaientà Dijon, et le 18 à Rennes. Le 15 juin, l’école de cavalerie et du train étaitrepliée sur Tarbes, avec tous les chevaux.

Il y avait des réfugiés qui arrivaient à Sau­muret des saumurois qui fuyaient la ville par crainte des bombardements. Ma mère,inquiète, demanda conseil à un officier rencontré sur le pont. Il lui répondit:

- Nepartez-pas, il faut résister, nous som­mes là et les allemands ne prendront pasSaumur. 

Le 16 juin, Pétain composa son cabinet et alla négocierl’armistice. L'armistice, c'est un peu la paix, plus de batailles, ni debombardements. Les Français reprenaient courage avec Pétain que les anciens de 1914considéraient comme l’homme de l’Avenir.

Les journaux nous montraient les soldats allemands,à motocyclettes, défilant au pied du génie de la Bastille, tandis que d'autres,sur la Butte, admiraient Paris, comme l’auraient fait de simples touristes. Certains,accroupis, essayaient d'apprivoi­ser les pigeons, tout cela sous un cielparfois ora­geux, car ce mois de juin était particulièrement chaud. Images depaix rassurantes, sauf que Saumur, avec son école militaire, voulait sauver l’honneur.

Le 15 juin, mon père, venu à la maison etpensant à notre sécurité, équipa la voiture en mettant des couvertures dans lecoffre. Il ficela un matelas sur le toit ; cela serait un lit pour lesenfants et nous protégerait des balles, car les allemands, dans le nord,mitraillaient les réfugiés. La difficulté était de trouver un chauffeur pourconduire la voiture. Un monsieur, qui habitait Bagneux, ac­cep­­ta, à conditionque nous emmenions sa femme.

Mon père retourna en vélo à Longué pour trouverla gendarmerie déserte. Il rattrapa sa brigade, repliée à Montreuil-Bellay, etpensa que, dans ces temps troublés, le vélo était le moyen le plus sûr pour sedéplacer. Ma mère mit du linge et quelques vêtements dans une valise. Je l’aidaisà envelopper des couverts en argent dans du papier de soie. On les avait déposésdans une boîte à biscuits enterrée dans la cour. Nous les retrouverions à notreretour.

 Dans ma petite valise, j’avais mis un cahier,des crayons de couleur, quelques images et mon baigneur. Mon frère avait un jeude cubes, avec des animaux dessinés, pour occuper ses mains durant le voyage.Nous allions grossir le flot des réfugiés et partir, sans destination réelle. Lesgens disaient :

« II faut aller à Bordeaux, c'est un endroitsûr ! »

Alors, après avoir traversé le centre de laville, nous suivîmes la rue de Bordeaux. J’étais triste de laisser la maison etla chatte Ponette, mais mon père pensait qu'elle serait mieux dans la cour àchas­ser les souris et l’ange Gabriel veillerait sur elle. Par ailleurs, mongoût d'aventure trouvait un plaisir cou­pable à ce départ.