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Titre du blog : Tous à vos plumes
Auteur : tousavosplumes
Date de création : 01-06-2011
 
posté le 07-06-2011 à 11:03:29

Le Devoir de Mémoire : "N'OUBLIONS JAMAIS !" Le Manuscrit de G. AVRAN

Jepense qu’on oublie parce qu’on n’en parle pas assez et quand on pense qu’il vay avoir de moins en moins de témoins de ces époques, il ne faut pas perdre detemps. Mettre en page les souvenirs des gens, c’est mon travail puisque je suisécrivain et biographe, mais mettre en page ce témoignage et le diffuser estpour moi un devoir. Il faut, jour après jour, stimuler notre conscience etcelle de nos congénères afin que de tels passages de notre histoire ne tombentpas dans l’oubli, ni dans la banalité. Le négation­nisme est une thèse tropsouvent avancée et il ne faut pas lui laisser gagner du terrain.

Sice document ne peut pas être mis entre toutes les mains car il pourrait heurterles jeunes sensibilités, il peut être à la base de discussions sur lesextrémismes, le racisme, l’antisémitisme et l’intolérance.

Surtout,n’oublions jamais…

 

 

Yves Chéné

 


 

 

 


 

Si,pour Le Pen et d’autres extrémistes, l’existence des chambres à gaz n’est qu’un« détail » de l’histoire, fal­­­­lait-il ce récit pour prouver lecontraire ?

 

G.AVRAN

 

 

L’insouciance

 

 

 

 

Nousétions sept enfants, dont une seule fille. J’étais le sixième, inséparable duplus jeune, qui s’appelait Bernard. Une famille unie, de banale bourgeoisie,installée dans la banlieue parisienne, à Chaville de 1927 à 1937, puis àGarches jus­qu’en 1940.

         Nousétions sept enfants. A l’abri, comme tant d’autres à l’époque, du monde desgrands. Et soudain, ce fut le tocsin. Il retentit alors que nous nouspromenions, quatre des plus jeunes, avec nos parents dans le parc de Garches.On nous expliqua que c’était la guerre mais, bien entendu, nous ne nous rendionspas compte que tout basculait...

Avrai dire, comme dans l’immédiat il ne se passait rien de ce que nous avionsappris dans les livres d’histoire, nous étions vaguement déçus, Bernard et moi.Les gens allaient et venaient, apparemment insouciants. On ne perce­vait riend’extraordinaire. Un peu plus tard, nous reçûmes de la mairie des masques à gazet nous trouvâmes ces « gadgets » bien amusants...
A la veille de la guerre, un de mes frères s’était engagé dans la marine. Nousétions très fiers de lui quand il venait en permission et pleins de gloire ànous montrer avec lui dans la rue.

 Au début de l’année 1940, nous avons encoredéménagé. Nous nous retrouvâmes dans un bel appartement, rue Condorcet à Paris.Avec un balcon, une vue panoramique sur toute la ville. C’était extraordinaired’emménager là après avoir vécu tant d’années dans une banlieue qui ressemblaità la campagne et où il ne circulait, à l’époque, que très peu de voitures. Lelaitier livrait encore le lait à domicile avec une voiture à cheval, lerémouleur faisait retentir sa clochette, le vitrier transportait ses vitres surson dos, le marchand de peaux de lapins soufflait dans une sorte d’olifant etle marchand de fromages de chèvre s’annonçait en jouant de la flûte de Pan.Paris, c’était pour nous une autre planète.

Onnous inscrivit dans une école du quartier. Une école triste, avec une cour quipour nous évoquait celle d’une prison. Pas un arbre, pas un brin d’herbe, pasune plante. Nous n’y sommes pas restés longtemps. Nous l’avons quittée le 8juin 40. La seule distraction c’était, sous le préau, la possibilité d’écouterles infor­ma­tions. On s’en moquait un peu, jusqu’au jour où le directeur nousinvita à bien entendre les communiqués de dernière minute : ça allait trèsmal, les Boches approchaient de la capitale.
Il fut décidé, avec l’accord de tous les parents, d’évacuer l’école. Je n’enreviens pas encore que mes parents nous aient laissés partir aussi facilement.Nous étions fous de joie : prendre le train, partir, entre copains,quelles vacances! C’était la première fois que nous quittions notre famille.Nous partîmes avec un sac à dos et une couverture roulée en bandoulière, etnous nous retrouvâmes à la gare Montparnasse pour prendre la direction du Mans.C’était le 8 juin 1940.

Dansle train, nous ne parlions pas de la guerre. Nous nous racontions des histoiresou nous jouions aux cartes. Nous ne pouvions rien voir à l’extérieur, car nousvoyagions de nuit. Nous avions déjà oublié toutes les recom­mandations desparents. Les bonnes choses prépa­rées par ma mère furent vite avalées ouéchangées entre copains. A l’arrivée, notre sac était vide depuis longtemps. Letrain avait roulé lentement et nous arrivâmes au Mans en pleine nuit.Heureusement, il y avait le clair de lune. Je me souviens de mon émotion,lorsque j’ai décou­vert cette ville aux toits sombres et tristes.

 

Onnous emmena à quelques kilomètres, dans la petite ville de Loué. Là, rien àvoir avec Le Mans. Le contraste était saisissant. Une odeur de campagne, unefraîcheur de juin avec une rosée colorée. Calme absolu, un peu angoissant.Perspectives de vacances prolongées. Vidée de ses élèves habituels, l’écolelocale était transfor­mée en pensionnat, les classes en dortoir et la cour enréfectoire.

Heureusement,c’était l’été et il faisait beau et chaud. Nos sorties quotidiennes consis­taientà nous rendre, accompagnés d’une institutrice, sur la place pavée de l’église,où nous devions rester assis à même le sol, toute la journée. Nous n’avions pasle droit  de nous éloigner d’un pas.

Unjour, alors que nous étions en train de déjeuner, nous eûmes très peur. Uneombre, tout à coup, assombrit la cour : un gros avion boche était au-dessus denous ! Il y eut un moment de panique. Le repas fut interrompu et la courévacuée. La guerre, pour nous, commençait…

Nousne sommes pas restés très longtemps à Loué. Un jour, le directeur, qui avait dûrecevoir des ordres de l’académie, nous fit évacuer vers un endroit présumémoins dange­reux. Mais on disait que les Boches n’étaient pas loin. Nous voilàdonc sur la route. De l’école de Loué à la gare du Mans, il y a plusieurskilomè­tres, que nous fîmes à pied. A peine arrivés à la gare, nous voilà prissous un bombardement. Pour nous, c’était le premier.

La guerre, cette fois, étaitbien là.

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Exode

 

 

 

 

Jene sais pas pourquoi, je n’ai jamais eu peur. J’avais été impressionné parl’ombre et le bruit de l’avion dans la cour, mais je n’ai pas eu peur ensuitedu bombardement sur la gare. Sans doute parce que j’ignorais ce que celapouvait représenter. Inutile d’insister sur l’attitude peu glorieuse de ceuxqui avaient pourtant la charge d’une centaine de gosses de six à treizeans  : ils s’étaient tous enfuis en nousabandonnant purement et simplement

J’étaisparmi les plus âgés, je venais d’avoir treize ans. Je ne sais si, encouragé parma réussite au « certif », je voulais jouer les héros, mais je mesouviens, quand la première bombe est tombée sur la gare, de m’être précipitésur un petit de six ans qui hurlait de terreur. Je l’ai plaqué au sol et mesuis couché sur lui en attendant que le bombardement cesse. Le fracas étaitassourdissant, les gens hurlaient, les trains sautaient, les rails sedressaient à la verticale, le ciel bleu était devenu noir, la fumée nous empêchaitde respirer. En quelques minutes, plus de gare. Les locomotives étaientenchevêtrées les unes dans les autres, les toits des maisons recou­verts dedébris ou carrément envolés.

Lesenfants, abandonnés à eux-mêmes, étaient restés hors de l’abri. Par miracle, iln’y eut aucune victime. Bernard, mon jeune frère, s’était caché sous un wagonqui ne fut pas touché. Les adultes, nos maîtresses, nos « chers »maîtres et le directeur, qui s’étaient réfugiés dans un sous-sol, sortirent deleur abri, le plus naturellement du monde. Je crois que c’est à ce moment-làque j’ai pris conscience de beaucoup de choses : notamment de la lâcheté decertains adultes, qui devaient se permettre ensuite de nous donner des leçons.En moi est né un sentiment de révolte.

Nousquittâmes la gare pour revenir à Loué. Sur la route, l’exode avait commencé. Delongues files de voitures, souvent en panne, souvent aussi abandonnées, deschevaux crevés dans les fossés, des chiens sans maîtres, des milliers de gensqui poussaient une charrette ou une simple brouette, des bagages plein laroute. Les avions continuaient leur sinistre ballet et nous mitraillaient enrase-mottes. La mère d’un copain, qui avait voulu absolument nous suivre, eutun bras arraché. Mais elle ne voulait pas quitter son fils : le directeur del’école dut le laisser partir avec elle, en direction d’un hôpital. Ce n’estque le soir, et même dans la nuit, que nous sommes revenus à la gare du Mans

Noussommes alors montés dans un train en partance pour Angers. Le voyage fut assez court. Nous n’avions vraiment plusenvie de jouer aux cartes. Nous pensions à tout ce que nous avions vu sur laroute, à tous ces gens qui partaient pour on ne sait où, aux avions, à cettepauvre mère, à la chance que nous avions eue de nous en sortir sans un seulblessé parmi nous.

Nousnous posions beaucoup de questions. Comment se faisait-il, par exemple, que lesBoches aient pu arriver si vite jusque-là ? Serions-nous à l’abri à Angers? Quefaisaient nos parents ?.... Ils ne savaient même pas où nous étions. Et lesAllemands, désormais, étaient arri­vés aux portes de Paris.

 

 

 

 

 

 

 

ANGERS



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Enpleine nuit, nous arrivâmes à Angers. On nous conduisit dans un cirqueabandonné. Ca sentait tellement mauvais que certaines maîtres­ses faillirent setrouver mal. Une odeur de purin et d’urine. A vomir. Toute la nuit, nousrestâmes assis dans ce cirque, sous un chapiteau délabré, triste et froid.Enfin, dans la matinée, on nous conduisit dans un internat de jeunes filles.

Nousn’entendions plus les avions, il n’y avait plus de bombardements. Nous sommesrestés là toute la journée sans rien manger, sans savoir quelles étaient lesintentions du directeur. La consigne, c’était le silence. Le lendemainseulement, on nous donna un peu à manger et, enfin, nous eûmes droit auxnouvelles : la guerre était terminée, on pourrait écrire aux parents, lesrassurer, mais, surtout, leur demander de venir nous chercher.

Accompagnésd’une maîtresse, nous pou­vions aller nous promener chaque jour le long de laMaine ; c’est en traversant le magnifi­que Jardin des Plantes que nous noussommes trouvés face à face avec des soldats allemands : ils offrirent desmorceaux de chocolat que nos « braves » maîtresses acceptèrent avecle plus grand plaisir. Elles sortirent même le soir avec eux.

J’éprouvaisdu dégoût. Cette première forme de collaboration m’indignait d’autant plus quele di­rec­­teur fermait les yeux sur le compor­tement de ces dames.

Nosfamilles avaient-elles reçu toutes nos lettres ? Le directeur s’impatientait. Les parents ne venaient pas assezvite nous chercher. Il allait devoir rester jusqu’à la dernière minute. Ildevenait de plus en plus méchant : il allait même jusqu’à nous priver denourriture. Je ne pouvais accepter ses méthodes. Dressé à la manière d’untribun sur une chaise que j’avais posée sur une table pour être encore plushaut, tel Robespierre que nous venions d’étudier, j’appelais tous les copains àse révolter contre nos tyrans. Ne plus leur obéir, refuser quoi que ce soit,faire la grève de la faim, refuser d’aller au dortoir le soir, occuper lescuisines, etc... Nos maîtres prirent peur (le contraire m’eût étonné) et, commepar hasard, nous ne fûmes plus maltraités.

Chaquejour, des parents venaient chercher un ou plusieurs enfants. A chaque fois, onse demandait à qui ce serait ensuite le tour. Comme, entre-temps, nos parentsavaient quitté Paris et se trouvaient en zone libre, nous fûmes, Bernard etmoi, les derniers à quitter l’établissement. C’est une tante de Paris qui vintnous chercher. Si nous poussâmes un « ouf ! » de soulagement, je suiscertain que le directeur dut en pousser un plus fort encore car nous l’avionsretenu jusqu’en octobre. Pendant quatre mois, nous avions été seuls, Bernard etmoi, avec ce directeur et une institutrice. Tous les autres étaient déjàrentrés chez eux. J’avoue avoir eu des moments de tristesse et dedécouragement, mais je n’en lais­sais rien voir à Bernard. J’étais le grandfrère…

Pourme donner du courage, je m’ima­ginais en héros de western. Je voyais lesvisages pâles attachés à un arbre, prêts à être scalpés. Il ne faut rienexagérer cependant : nous n’en étions encore pas là. Bien sûr, c’est dur, pourdes gosses, de se trouver enfermés dans un internat, privés de copains etséparés de leurs parents. Même quand on a faim d’aventures, on espère autrechose. Prendre ses repas en tête-à-tête avec le « dirlo », sans avoirle droit de broncher, obligés de bien se tenir, en baissant le nez sur sonassiette pour éviter de croiser un regard, ce n’est pas le rêve. Il devait nousmaudire : nous l’empêchions de rentrer à Paris. Ce n’était pourtant pas notrefaute…


RETOUR A PARIS



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Nousnous retrouvions dans le train. Une tante de Paris était enfin venue nouschercher. Cette fois sans risque de bombardements, puisque la guerre était« finie ». Notre compar­timent était vide. Nous allions en quelquesorte à contre-courant : il fallait être inconscient, en effet, pour« remonter » sur Paris alors que tout le monde« descendait » vers le Sud. Il y avait beaucoup de soldats allemandsdans le couloir, et ma tante nous interdit de circuler, même pour nous rendreaux toilettes. Après tout, le voyage ne devait pas être très long. Tout endévorant des sandwiches, nous apprîmes enfin que nos parents étaient en zonelibre, évacués à Brive, en Corrèze. Ils avaient prévenu notre tante et luiavaient demandé de venir nous chercher.

Revenirdans la capitale, ne pas aller à l’école, habiter un bel appartement du 17earrondissement, cela aurait pu être agréable ; malheureusement nous étions chezle plus mau­vais des oncles, riche, mais avare et sans cœur. Notre sort nel’intéressait pas. Il ne pensait qu’à se débarrasser de nous au plus vite. Lesmaigres repas qu’il nous consentait étaient vite expédiés. Lui ne se privait derien. Il soute­nait que ce qu’il mangeait devant nous ne pouvait pas nousconvenir. Nous dormions sur deux fauteuils et devions quitter très tôt le matinl’appartement pour ne pas user les tapis. Si bien que nous passions nosjournées dans le métro, pour nous réchauffer. Quant il ne faisait pas tropmauvais, toujours avec Bernard qui ne me quittait jamais, nous nous promenionsdans les rues.

Unjour, sur les Champs-Élysées (que nous voyions pour la première fois) nouseûmes très peur. Des excités s’en prenaient aux magasins, cassaient lesvitrines en criant:

« Mortaux Juifs »!

Commepersonne ne s’interposait et que la police laissait faire, ils purent se livrerà leurs agissements en toute impunité. Les passants, qui semblaient absolumentindifférents, marchaient vite en direction de la place de l’Etoile. Je medemandais pourquoi tout le monde se dépêchait ainsi. Peut-être ont-ils peur,pensais-je. Mais c’était tout autre chose : Hitler était là, entouré de soldatset de blindés. Ils accouraient à ce specta­cle. Nous ne voulions pas voir ça.En descen­dant l’avenue de Wagram, pressant le pas, nous nous retrouvâmes placeClichy. Il y avait du monde, des magasins, des cinémas. Sans argent, pas lapeine de penser faire quoi que ce soit. Il ne nous restait qu’à déambuler dansla rue et à nous contenter du spectacle qu’elle offrait. Rue de Douai, nousvîmes un journal déplié et collé sur une vitre : il s’agissait d’un numéro du« PILORI », orné de slogans nazis, anticommu­nistes et antisémites.Ecœurés, nous sommes rentrés un peu plus tôt que d’habitude chez notre oncle àqui nous avons fait un récit détaillé de tout ce que nous venions de voir. Ilne nous a pas crus… il pensait à une ruse de notre part pour rentrer plus tôt àl’appartement.

Noussommes restés deux ou trois mois chez lui, en ayant toujours aussi faim etaussi froid. La nuit, nous nous levions en cachette pour chiper dans la cuisinedes pois chiches crus, la seule denrée qui n’était pas sous clef. Nous nesupportions plus cette vie, nous voulions rejoin­dre nos parents. Un jour, nousdécidâmes de partir. Très tôt le matin, sans faire de bruit, nous nousretrouvâmes dans la rue, prêts pour le grand départ Notre oncle lança la policeà nos trousses, et nous fûmes ramenés chez lui. Il nous accueillit à coups demartinet. Je ne me suis pas laissé faire, et mon oncle reçut quelques bonscoups de pied dans les tibias. C’était la première fois que je me rebiffais dela sorte contre un adulte, qui plus est un membre de la famille. Cela me donnadu courage, et encore un peu plus de prestige aux yeux de Bernard. Depuis cejour-là, ni mon oncle ni ma tante (qui le laissait lâchement faire), ne metouchèrent plus. Je n’eus pas droit à plus de considération pour autant, maisil me laissa tranquille. Jusqu’au jour où, s’étant débrouillé je ne saiscomment, il nous annonça qu’il avait obtenu des laissez-passer pour que nouspuissions rejoindre nos parents. Nous croyions rêver.

Unefois de plus, nous nous retrouvions dans le train. Heureux de quitter ceméchant oncle et surtout de rejoindre nos parents.
Le train était archi-bondé de soldats allemands et de Parisiens qui« descendaient » vers le Sud. A Vierzon (ligne de démarcation), arrêtprolongé et contrôle en règle. Des Allemands en civil (il s’agissait de laGestapo) montèrent dans le train pour vérifier les papiers. Des soldatscasqués, chaîne de fer autour du cou, les accompagnaient avec de gros chiensbergers. Que craignions-nous, puisque nous avions un laissez-passer ? Jene sais pas mais mon cœur battait très fort.
Plusieurs personnes, dont des enfants, durent descendre sous la menace d’unrevolver, retenus sur le quai par les policiers allemands. Ayant perdu toutespoir, ces pauvres gens ont vu repar­tir le train.

Nousfaisions partie des « chanceux ». Dès que nous eûmes laissé la garederrière nous, nous avons tous poussé un soupir de soulagement. Nous étions enzone libre : plus rien, pensions-nous, ne pouvait nous arriver de mal. Les com­mentairesfusaient. Pourquoi ces gens ont-ils dû descendre ? Parce qu’ils n’étaient pasen règle ? Parce qu’ils étaient juifs ? Parce qu’ils étaient communistes ? Cen’est pas possible ! Les enfants, eux, ne sont tout de même pas commu­nistes ?Où les emmenait-on ? Qu’al­laient-ils devenir ? Cette pensée ne cessa de metourmenter. Bernard qui, pendant le contrôle, s’était serré contre moi,commençait à se déten­dre. Il s’était bien rendu compte que nous venionsd’échapper à une catastrophe. Nous aurions pu être arrêtés comme les autres etne plus jamais revoir nos parents.

Al’arrivée à Brive, le train n’était pas encore tout à fait arrêté, que nousétions déjà sur le quai. Comme nous n’avions pas de bagages, il nous fut facilede sauter et de courir vers la sortie.

Noussavions que notre mère se trouvait avec deux de nos frères, Serge et Pierre,juste en face de la gare, à l’hôtel Terminus. Comme elle ne nous attendait pas,la directrice de l’hôtel prit d’infinies précautions pour lui annoncer que nousétions là. Sans attendre l’ascenseur, nous sommes montés au deuxième étagequatre à quatre. La surprise que nous voulions faire n’en était plus vraimentune, puisque la réception avait annoncé notre arrivée par interphone. Mais dèsque la porte s’ouvrit, notre mère se laissa glisser dans le fauteuil, évanouie.Derrière nous, la directrice, qui avait pris l’ascenseur, assista à la scène ;elle s’empressa de ranimer notre mère. Maman nous serra si fort contre elle quenous pouvions à peine respirer. L’un après l’autre, et en sautant du coq àl’âne, nous voulions, Bernard et moi, raconter tout ce que nous avions vécupendant six mois, depuis notre séparation, c’est-à-dire depuis le 8 juin. Notremère pleurait, la directrice aussi.

Jusqu’àl’heure du déjeuner, nous restâmes blottis contre notre mère. J’échangeais desclins d’œil avec Bernard. Ma mère nous tenait contre elle, nous couvrant debaisers et de caresses. Serge et Pierre étaient nerveux, ils tournaient dans lachambre comme des lions en cage. Mon père n’était pas là. Il était« descendu » à Marseille à la recherche d’une nouvelle situationainsi que d’un logement.

Laville de Brive ne nous plut pas. Nous pouvions toutefois faire de bellespromenades, et puis c’était amusant de vivre à l’hôtel. Il faut dire qu’à partdes vacances en 36 et 37, nous n’étions jamais sortis de notre banlieueparisienne. La Sarthe sous les bombes, Paris avec les nazis, ce n’était pas lajoie. Mais Brive en liberté, choyés comme des coqs en pâte, sans aller enclasse, c’étaient de vraies vacances. Je découvrais un tas de chosesextraordinaires comme, par exemple, la gare avec ses nombreuses voies, unecaserne, des collines avec des chèvres en semi-liberté. La ville et la campagneà la fois. Beaucoup de neige, énormément de monde, dont beaucoup de réfugiés.Une ambiance à la fois inédite et capti­vante pour des gosses. Quant à Serge età Pierre, ils n’en pouvaient plus d’attendre. Ils décidèrent un matin de s’enaller à pied rejoindre notre père. Mais après cent kilomètres de marche, ilsrenon­cèrent et revinrent à Brive épuisés. Ils durent rester couchés pendant troisjours pour récupérer.

 Juste avant Noël, mon père nous fit lerejoindre à Marseille. Nous étions fous de joie à l’idée de faire un nouveauvoyage et d’aller dans une grande ville que nous ne connaissions pas.
Mon père, que nous n’avions pas vu depuis notre départ de Paris le 8 juin, nousattendait à la gare. Il était impatient de nous retrouver. Nous aussi, même sinous craignions un peu de perdre notre belle liberté, car il était beaucoupplus sévère que ma mère. 

Jen’oublierai jamais notre arrivée. Il faisait froid mais le ciel était bleu,sans nuage. Directement de la gare, nous sommes allés sur le Vieux Port. Il yavait un monde fou. Beaucoup de réfugiés comme nous, mais aussi des autoch­tonesà l’accent bien connu et très agréable. Les pêcheurs revenaient de la haute merpour vendre leurs poissons. C’était la zone libre, il n’y avait pas encored’Allemands, la vie semblait normale.

 Le temps de trouver un appartement, ce qui nefut pas facile, mes parents nous « pla­cèrent » dans une pension d’enfantsréfugiés, du côté de Saint-Raphaël. Nous y étions relative­ment bien, à ceciprès que les maîtresses nous volaient nos colis. Nous y sommes restés environun trimestre. Nos parents venaient nous voir de temps en temps. Un jour, ils arrivèrent de lagare en fiacre. Nous étions éblouis !!!

 Notre pension était mixte. On s’amusait bienavec les filles, qui étaient plus délurées que les garçons. J’étais le plus âgéde tous les pensionnaires et, à ce titre, je devais aider les maî­tres­ses àmaintenir une certaine discipline.
En général, on ne restait que deux ou trois mois dans cet établissement, quiétait subventionné par les Quakers américains.

Unjour arrivèrent deux réfugiés autri­chiens, le frère et la sœur. Ils nousfirent un tel récit de ce qu’ils avaient vu dans leur pays que personne ne lescrut. Les maîtresses les prirent pour des fabulateurs. Personnellement, j’étaiscurieux de savoir, et, même si ce qu’ils disaient était horrible et incroyable,je les écoutais. Ils nous parlaient des SS et des SA, des arrestations, desperquisitions, des brutalités, de la terreur.
Déjà à Angers, quand j’ai vu les premiers Boches, je les haïssais, mais aurécit de ces pau­vres gosses, mon cœur me faisait mal. J’aurais voulu pouvoiragir. Mais que faire ?

C’est en novembre 42 que lesAllemands arrivèrent à Marseille, en pleine nuit. Un régi­ment s’arrêta justedevant notre immeuble. Du chemin du Rouet à la route du Redon, ils campèrent làtoute la journée. On pouvait les observer de notre balcon du 7eétage. Certains partirent vers le Redon, c’est-à-dire vers la montagne,d’autres prirent au contraire le chemin du centre-ville. Ils s’installèrentcomme partout en vainqueurs dans les plus belles propriétés et, très vite,organisèrent des barrages où il fallait décliner son identité pour passer. Aubout d’un certain temps, ils firent sauter le quartier du Vieux-Port ainsi queson pont transbordeur. Les habitants durent fuir en pleine nuit, abandonnanttout ce qu’ils ne pouvaient charger tant bien que mal sur des remorques ou descharrettes. C’était un nouvel exode. Ils partaient vers le Redon.

 

Décidément, de notre balcon,on voyait beaucoup de choses. On était aux premières loges. Très vite, la vieavait changé à Marseille. On sentait le poids de l’occupant. Même pour aller àla plage il fallait porter un maillot de bain d’une certaine hauteur. Lesrestrictions étaient de plus en plus grandes. On avait faim.

 

J’étais insouciant, heureuxtout de même malgré les restrictions. Il faisait toujours beau, nous formionsune bande de copains. On allait au cinéma, à la plage, on faisait desexcursions à Sormiou et à Morjiou, du patin à roulettes, du sport. On allait auparc Borelly voir des courses de taureaux ou des matches de boxe, comme celuioù Cerdan mit Frely K.O. en une fraction de seconde. On allait aussi à lapiscine du Chevalier de la Rose. On suçait des « frigolosi ». Lesmarchands de glace marseillais avaient trouvé un moyen ingénieux de gagner del’argent sans faire de gros investissements. Ils coloraient des morceaux deglace et les vendaient comme des esquimaux. C’était le fameux« frigolo ».

 

 J’allais au lycée Périer à bicyclette. Notreprofesseur d’histoire n’aimait pas les Boches. Je m’entendais très bien aveclui au moins pour ça.
Même s’il m’arrivait d’aller à des surprises-parties (en rageant de n’avoir quequinze ans), même si j’allais à la plage, si je faisais du tennis et jouais duvioloncelle, même si je croyais avoir oublié Le Mans-Angers-Paris-Brive, j’airecom­mencé à avoir peur en voyant les Allemands faire sauter le Vieux Port et,en particulier, le pont transbordeur.

 

 Après laclasse, j’ai demandé au prof d’histoire de m’accorder quelques minutes. Je luiai demandé carrément ce qu’on pouvait faire. Je lui ai rapporté ce que j’avaisentendu à Boulouris sur la sauvagerie des Boches en Autriche et j’ajoutais quemon père ne les aimait pas. Malheureusement, le professeur me trouvait tropjeune, il ne voulait rien entendre de mes senti­ments ou de mes intentions. Enavais-je parlé à mon père ?

- Je sais prendre mes responsabilités, lui dis-je.

A Angers, en imitant Robespierre, j’ai fait céder ledirecteur, alors... ! Cette année-là, j’étais le premier en classe, mes devoirsétaient lus à haute voix devant mes camarades. Je sais que ce n’était pas dufavoritisme. Dans mes devoirs, surtout dans mes rédactions, ma haine del’occupant se faisait sentir. C’est je crois ce qui plaisait au prof.

 

J’aitoujours refusé, malgré l’obligation qui nous en était faite, de chanter« Maréchal nous voilà ». Comme j’ai refusé de participer au concoursde la plus belle lettre à adresser au Maréchal. Tous nos profs étaient loind’avoir les mêmes opinions que le prof d’histoire. Je peux dire sans me tromperque beaucoup d’entre eux s’accommodaient plutôt bien de la situation.
Un jour, je passais avec mon frère Bernard devant la Préfecture. Les gensvenaient acclamer Pétain qui, du balcon, faisait un discours. J’étais écœuré.

 

Noussavions que Serge devait partir pour l’Allemagne au titre du STO (Service DuTravail Obligatoire). Aussi ce jour-là, le 17 juin 43, tôt le matin, avec notrepère, nous prîmes le tramway pour lui dire une dernière fois au revoir et luiapporter quelques douceurs. Tous les jeunes de son âge étaient rassemblés dansune minoterie désaffectée, à Moulin Rouge, non loin de la Joliette. Pourtant,Serge s’échappa pour venir une dernière fois nous embrasser. Vers 11 heures etdemie, sur le chemin du retour, quand le tram passa rue de Paradis devant sonbureau, notre père préféra descendre pour prendre son courrier avant de rentrerà la maison pour déjeuner.
     - Continue, me dit-il, et dis àmaman que j’arri­­­ve…

 

Ilne rentra pas. La Gestapo l’avait attendu à son bureau. Inquiète, ma mèretéléphona au bureau. Il n’y avait personne pour répondre. Je décidai d’allervoir. Sans attendre le tram, je me mis à courir jusqu’au bureau. J’y trouvail’asso­cié de mon père, qui me mit au courant. Affolé, mais sans tropcomprendre, je dévalai l’escalier et tombai nez à nez avec Serge qui venait de« faire le mur » pour nous revoir une dernière fois. Par prudence, ildécida de ne pas aller jusqu’à la maison, préférant retourner au camp. C’estainsi qu’il partit pour l’Allemagne en sachant que mon père était arrêté.

   

En rentrant à la maison, je nesavais comment m’y prendre pour annoncer la nouvelle à ma mère. La Gestapo s’enchargea, car elle arriva quelques minutes après moi. Sans ménage­ment, ilsperquisitionnèrent, avant d’emporter tout ce qui les intéressait. Ma mèrepleurait et les suppliait de lui dire où était mon père. Ils répon­daient :

- Il est dans nos locauxde la rue de Paradis. Nous l’interrogeons seulement ; ne vous inquiétez pas, ilvous sera vite rendu…

Rue de Paradis : c’est là quese trouvait la fameuse villa où il y a eu tant de tortures, l’équivalent de larue Lauriston à Paris. Après avoir fait « le ménage » et nous avoirfouillés, ils partirent en nous laissant libres. Je n’ai jamais comprispourquoi ils ne nous ont pas arrêtés cette fois-là.

 

Grâce à des amis, et enparticulier à un commissaire de police, nous eûmes quelques nouvelles et pûmesfaire parvenir à Papa du linge propre. Le sien était plein de sang. Je me deman­daispourquoi on l’avait arrêté à son bureau.
De loin, avec des jumelles, on pouvait apercevoir la villa de la Gestapo. Monpère était derrière les barreaux d’une fenêtre murée aux trois quarts. Je nesais pas s’il pouvait nous reconnaître de si loin, mais il faisait des gestes.On avait toujours des nouvelles contradictoires. Ou bien, c’était certain, ilétait sur la liste des prochains « libérables » ou bien il fallaitattendre une nouvelle décision. Une terrible douche écossaise. Notre mère étaiteffondrée. Puis, un jour, il fut transféré à Drancy.

 

Je n’allais plus au lycée, c’était les vacan­cesscolaires. Je me suis mis à chercher du travail et je suis entré comme apprentichez un imprimeur. Le patron, très gentil avec moi, me prit en main et décidade bien m’apprendre le métier. Il m’offrit l’encyclopédie Rore et me conseillade la consulter attentivement. Il recommanda au contremaître de me faire faireun apprentissage accéléré, en me montrant les machines et en m’initiant à latypographie. J’ai compris très vite les raisons qu’avait mon patron de brûlerles étapes. Il s’agissait de remplacer son personnel pris par le STO. Il convoquama mère, qui n’était au courant de rien. Je voulais lui faire la surprise de mapremière paie. Il lui dit carrément que je l’intéressais beaucoup, qu’il avaitl’intention de me faire gravir tous les échelons très rapidement. Elle fonditen larmes et me serra très fort contre elle. J’étais assez gêné. Elle étaittellement fière de moi. Mais qu’allait pouvoir dire mon père, disait-elle,quand il l’apprendrait ? Malheureusement, il ne le sut jamais… Mon nouveautravail me plaisait. J’aimais le bruit des machines, l’odeur de l’encre, la viede l’atelier. Mon premier essai sur machine consista à imprimer des cartes devisite. Ensuite, ce fut plus sérieux, j’imprimais des coupons de chaussures« fantaisies ».

Nousn’avions toujours aucune nouvelle de mon père. Ma mère était à la foiseffondrée et inconsciente. Persuadée qu’il rentrerait bientôt, elle attendait,sans prendre les moindres mesures de sécurité. Un jour, un ami bien renseignévint la prévenir. Il était dangereux de rester à la maison. Il fallaitabsolument partir, n’importe où, et surtout se cacher. Les Boches arrêtaientles Juifs (ainsi que les communistes). C’était de la folie d’attendre. J’étaisun peu au courant, car on en parlait à l’atelier. Mais personne ne réussit àconvaincre ma mère : elle préféra rester à la maison.






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Arrestation  le 10 novembre 1943

 

 

 

 

 

 

 

 

Je ne sais trop pourquoi, alors que j’avaisl’habitude de déjeuner à la cantine, l’envie me prit, ce jour-là, 10 novembre1943, de rentrer à la maison. Peut-être parce que le matin en partanttravailler, j’avais vu ma mère en proie à une immense tristesse. Dès que jesortis de l’ascen­seur, je sentis une odeur de cuisine. J’avais très faim. Toutétait calme dans l’immeuble. J’étais étonné que l’ascenseur ne soit pas rappelé.Je frappais à la porte. Deux brutes m’ouvrirent, revolver au poing. Maman etPierre étaient là, tenus en respect. Les deux sbires me poussèrent violemmentvers eux et m’intimèrent l’ordre de garder les bras en l’air. Mireille n’étaitpas encore rentrée de l’Ecole des Beaux-Arts. Ils choisirent de l’attendre. Ilsfini­rent par s’impa­tienter. Mireille n’était toujours pas là. Ils décidèrentqu’un seul d’entre eux attendrait avec ma mère et que l’autre nous conduirait àla prison Saint-Pierre.

 

Dans l’escalier,j’aurais pu m’enfuir, mais j’avais peur de faire courir des risques à Maman.Une « traction noire » stationnait au coin de l’immeuble. Le type dela Gestapo nous fit monter à l’arrière et prit place au volant. J’essayais deconvaincre Pierre, par gestes, que nous pouvions tenter quelque chose. A deuxcontre un, c’était possible. Mais il n’était manifestement pas de mon avis. Lavoiture roulait à toute vitesse. J’eus tout juste le temps d’apercevoirMireille qui descendait du tram. Elle ne se doutait pas qu’elle allait se jeterdans la gueule du loup. Rien à faire pour la prévenir. En quelques minutes,nous étions à la prison Saint-Pierre. Le Boche sortit de la voiture et,toujours revolver au poing, nous fit descendre puis nous poussa à l’intérieurde la prison. Immédiatement conduits dans une grande cellule commune, à plafondtrès bas, sans air ni lumière, nous fûmes bientôt assaillis de questions parles prisonniers qui attendaient eux-mêmes de connaître leur sort, certainsdepuis assez long­temps. J’avais l’appétit coupé mais mon ventre gargouillait.Je commençais à en vouloir à Pierre. C’était mon aîné, c’était à lui de prendreles initiatives, il ne les avait pas prises. Pauvre Pierre, s’il avait puprévoir!

Jesuis convaincu, aujourd’hui, que dans cette espèce de cellule il y avait un« mouton ». Je me souviens très bien d’un drôle de personnage qui necessait de me poser des questions : 

-Pourquoi as-tu été arrêté ? Tu es trop jeune pour faire de la résistance,alors... Es-tu juif ? As-tu des copains que tu aimerais pouvoir prévenir ? Tusais, avec certains gardiens, on peut s’arranger, etc., etc...  

Enfin de journée, deux gardiens français sont venus nous chercher pour nousconduire dans une autre cellule où se trouvaient déjà ma mère et Mireille,seules. Le plus extraordinaire, c’est que ma mère était toujours commeinconsciente de la gravité de la situation. Elle avait avec elle ses fourrureset ses bijoux, elle avait même réclamé des malles pleines de linge et de robes.Curieusement, elle les reçut le lendemain. Quant au rôti de veau qui, à lamaison, était resté dans le four, on l’a retrouvé à la Libération, complètementpourri bien sûr, et plein de vermine. Je ne cessais de me demander pourquoinous avions été arrêtés. Il faisait très froid, pas d’hygiène, des lits decamps presque à même le sol. Les punaises et les rats nous empêchaient dedormir. Nous avions faim. Le seul réconfort, peut-être, c’était d’être tousensem­­­ble.

Audébut, ma mère refusa d’avaler le liquide infect qu’on nous servait et quitenait lieu de soupe. Pendant plusieurs jours, elle fit la grève de la faim.Peut-être aussi se privait-elle pour nous donner sa ration. Mireille étaitcalme ; Pierre, au contraire, était très nerveux. J’essayais de distraire toutle monde en racontant des blagues. Je proposais de chanter. On comptait lesjours en traçant des coches sur le mur. D’autres, avant nous, avaient couvertces parois d’inscrip­tions. Combien de temps étaient-ils restés ?Qu’étaient-ils devenus?

Onapercevait seulement quelques lam­beaux de ciel. Le sol, c’était de la terrebattue. Ma mère restait prostrée au bord de sa paillasse. Elle pensait sanscesse à mon père. Dans la même prison, on allait forcément le retrouver. Hélas,il n’y était déjà plus, mais nous l’igno­rions. Des cellules voisines montaientles cris des condamnés à mort. Ils ne criaient pas de peur, mais lançaient desappels à leurs parents et amis. Leurs cris étaient bien inutiles ; personne nes’avisait de se promener aux abords de la prison et nous, de l’intérieur, nousne pouvions rien pour ces malheureux.

Jouret nuit, du fond de cette prison qui devait dater du moyen âge, on entendaitdes chants révolutionnaires. Les gardiens, qui étaient tous français,menaçaient de sévir contre ceux qui chantaient, mais leurs menaces restaientvaines. Pas question, en revanche, de recourir aux signaux traditionnels enfrappant par exemple avec nos cuillers sur les tuyaux. Il n’y avait là aucuntuyau. Pas de système d’écoule­ment : juste un seau dans un coin. Au bout detrois ou quatre jours, un « mouton », c’était sûr, cette fois,partagea notre cellule. Il y resta environ une semaine. Nous avions touscompris, et il n’obtint aucun renseignement. De toute façon, nous n’avions rienà lui dire.

Le24 novembre, en pleine nuit, après avoir reçu pour la première fois un colis dela Croix-Rouge, nous fûmes extraits de notre cellule. Des SS étaient là. Ilsnous rassemblèrent dans le hall et nous passèrent les menottes. Ils nous firentmonter, liés deux par deux, dans des camions en direction de la gareSaint-Charles. Le voyage, dans le train, dura près de 24 heures. Il futpénible. Pourtant, nous étions dans des wagons normaux de voyageurs. Seulement,nous n’avions pas le droit de nous déplacer. Les SS étaient dans le couloir,prêts à intervenir.
C’est seulement à l’arrivée au camp de Drancy qu’on nous retira les menottes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DRANCY

 

 

 

 

ADrancy, certains internés, par curiosité seulement, nous pressèrent dequestions, mais je ne peux pas dire que j’aie trouvé parmi les« anciens » un quelconque réconfort, la moindre manifestation desolidarité ou de sympathie.
Dans ce camp, à part quelques privilégiés, tous se trouvaient logés à la mêmeenseigne, sans raison de s’apitoyer plus particulièrement sur tel ou tel.

Lavie était encore relativement suppor­table. On n’avait pas trop faim malgrél’attitude des cuisiniers qui préféraient jeter de la nourri­ture à la poubelleplutôt que de nous servir trop copieusement. Ils ne faisaient aucune différenceentre les jeunes et les vieux. On avait beau les supplier, dès que la louche desoupe réglemen­taire était versée, ils se dépêchaient de fermer le guichet. Sije n’avais pas trop faim, c’est grâce à ma mère qui avait trouvé un emploi à lalaverie et qui recevait des rations supplémentaires. Plus tard, je suis entré àl’imprimerie, où j’avais pour tâche de tirer sur une Ronéo toutes les notes deservice du camp. Grâce à ce travail, j’ai eu droit moi aussi à des supplémentsde ration.

Nousétions assez bien organisés, comme si nous avions dû rester éternellement aucamp. Certains avaient pris leurs habitudes, les autres défendaient leursprivilèges. Les petites combi­nes, le marché noir, allaient bon train. Ceux quiavaient de l’argent pouvaient se faire faire un costume sur mesure. Le travailn’était pas obligatoire. Il y avait ceux qui voulaient s’occu­per, ceux qui sepromenaient, ceux qui lisaient, ceux qui jouaient aux cartes, souvent pour del’argent, et ceux qui allaient... à l’école ! Oui, je dis bien à l’école, pourqui voulait apprendre l’hébreu.

Ily avait aussi ceux qui travaillaient hors du camp mais qui devaient rentrer lesoir. Et qui, docilement, revenaient ! C’est par eux que nous avions desnouvelles de l’extérieur. Et c’est surtout par eux que le marché noir étaitorganisé

Nousdormions dans des dortoirs mixtes, sans aucune séparation entre hommes etfemmes. Je n’oublierai jamais l’odeur de linge sale et de moisissure quirégnait là.

Commema mère était née en Suisse, nous avons été placé avec les « nationaux »en partance pour Vittel, espérant des autorités suisses la reconnaissance de lanationalité helvétique de ma mère, possible pour nous aussi. Les« nationaux », c’est-à-dire les ressortissants des pays neutres ou enguerre contre l’Allema­gne, n’étaient pas déportés mais internés dans un hôtelà Vittel, d’où ils sont à peu près tous reve­nus.

Jusqu’au20 janvier 1944, c’est-à-dire pendant près de deux mois, nous avons attendu laréponse des Suisses. Mais elle fut négative : nous allions être déportés avecles autres à Auschwitz.
Nous ne connaissions pas notre destination, c’est pourquoi nous disions tousque nous allions vers « Pichipoi ». Autrement dit : n’importe quoi oun’importe quelle destination inconnue .

Commeje l’ai déjà dit, à Drancy, la vie était bien organisée. Chacun y prenait trèsau sérieux ce qu’il avait à faire. Tous s’étaient bien accommodés de leurnouvelle situation. Il y avait bien les SS qui faisaient des rondes avec leurschiens, mais les vrais gardiens se trouvaient parmi les nôtres. Il y avait unchef cuisinier, un chef tailleur, un chef de laverie, un chef de dortoir, unchef d’école, un chef de ceci, un autre de cela... Avec les jeunes enparticulier, ils voulaient faire preuve d’autorité, et se condui­saient enignobles tyrans. Comme s’il n’était pas suffisant d’être détenu. Je puisaffirmer que, pendant tout le temps de ma détention dans le camp de Drancy,j’ai souffert autant des sévices de nos « chefs », détenus commenous, que de ceux de nos bourreaux.

Le20 janvier 1944, nous nous retrou­vâmes à la gare de Bobigny après avoirtraversé la ville de Drancy, à la totale indifférence des passants. Il seraitévidemment absurde de prétendre que nous étions joyeux, mais le fait de partir,même pour on ne sait où... pour Pichipoi, le fait qu’il allait se passerquelque chose de nouveau, nous donnait envie de chanter. On se disait qu’onallait être interné dans un autre camp en France, meilleur que celui deDrancy... Bouger, changer d’endroit, faire un petit voyage en conservant nos effetspersonnels, ça ne pouvait pas être tragique.

Nos« accompagnateurs » nous distribu­èrent des vivres pour plusieursjours. Ils nous laissèrent nos valises, nos malles et, à ceux qui enpossédaient, leurs bijoux et leurs fourrures.
Ma mère était désespérée de n’avoir pas revu mon père. Il avait quitté Drancydepuis le 2 septembre, mais elle était toujours persuadée qu’elle le reverraitbientôt, peut-être à l’issue de ce voyage.

Mireillevenait de quitter un petit flirt, son premier, ça la rendait triste et morose.Quant à Pierre, il était très soucieux, et sans doute conscient de ce qu’allaitêtre la suite.

Pourmoi, c’était l’aventure qui continuait.
Comme je l’ai dit, tout le monde faisait des suppositions. On irait dans uncamp moderne, on serait bien traité, on porterait peut-être un uniforme.Certains disaient qu’on allait travailler en Allemagne, comme ceux du STO.Personne ne pouvait s’attendre à ce qui allait nous arriver. Aucune raison des’inquiéter. Les SS qui nous « encadraient » ne semblaient pas siterribles. Et puis, nous n’avions pas de menottes, pas comme en venant deMarseille. C’était bon signe. Nous avions des vivres, alors...! Et puis,c’était en plein jour qu’on nous emmenait. On nous fourra finalement dans leswagons d’un train de marchandises. Chacun se précipitait pour trouver une bonneplace, dans un coin. Nous étions une centaine par wagon, femmes, hommes,enfants, jeunes et vieux.

Nousavons commencé à nous poser des questions quand nous nous sommes rendu compteque nous étions enfermés, que les fermetures des portes étaient plombées et quenous avions seulement un tonneau à notre disposition au milieu du wagon. Noussommes restés ainsi des heures, je crois même des jours, avant que le convoi nes’ébranle.

Certainséconomisaient leur nourriture. Et puis, on essayait d’utiliser le tonneau lemoins possible car, très vite, l’air était devenu irrespi­rable. Au bout dequelques heures déjà, le tonneau était plein. A plusieurs reprises on le vidale long de la paroi, à travers l’interstice entre la porte et le plancher. J’airéussi à me retenir jusqu’au bout. C’est ce qui m’a sauvé la vie. On verrapourquoi.

Mamanétait allongée par terre, dans un coin, sur de la paille humide. J’étais assiscontre ses genoux.

Toutle monde chantait. Tout à coup, nous nous aperçûmes que le train roulait. Commeon ne voyait rien de l’extérieur, on pouvait imaginer n’importe quoi. Il yavait une seule ouverture dans un coin, tout en haut du wagon. Par là, onapercevait un petit peu d’un ciel couvert. Il faisait très froid. Nous avonsroulé ainsi pendant plusieurs jours, puis le train s’est arrêté. Nous nesavions pas du tout où nous étions. Beaucoup de temps passa avant que lesportes ne s’ouvrent.

Ilest difficile de décrire ce que je ressentis à ce moment-là. Un air glacialenvahit le wagon. Des diables en costume rayé se précipitèrent sur nous pournous jeter dehors. Ils hurlaient en allemand et frappaient tout le monde àcoups de gourdin. Il fallait descendre à toute vitesse en abandonnant vivres etbagages. Les SS criaient encore plus fort que les diables en question pour nousfaire mettre en rangs par cinq, au fur et à mesure que nous sortions du wagon.

Toutle monde en bas, femmes d’un côté, hommes de l’autre, jeunes par ici, vieux parlà.
M’étant « retenu » depuis le départ, le froid agissait sur mesintestins ; rapidement, en me cachant derrière ceux qui descendaient, j’aienfin pu me soulager. C’est ce qui m’a sauvé.
En effet, tous les jeunes étaient déjà en rang, marchant directement vers leschambres à gaz. Les vieux suivaient, puis les femmes ; ensuite seulement, leshommes.

Lescoups de matraque pleuvaient, les diables qui faisaient partie du commando de« planqués » nettoyaient les wagons à leur façon en s’en mettantplein les poches. Il s’agissait surtout d’Allemands, prisonniers de droit com­mun,ou de Polonais. Je me suis glissé furti­vement dans les rangs des hommesadultes. C’est ainsi que je me suis retrouvé avec Pierre, mais je n’ai plusjamais revu ni ma mère ni ma sœur.

Toujoursen rangs, cinq par cinq, nous marchions au pas, dans la neige. Il faisaitencore nuit, mais d’énormes projecteurs étaient braqués sur nous. Nous étionsarrivés à Auschwitz…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AUSCHWITZ



    

 

Visiond’enfer !!! Des projecteurs partout, de la neige à perte de vue, des barbelésélectrifiés, des miradors, des diables, de gros chiens, des hurle­ments, ledésert, le froid intense (de -20° à -40°), les coups.

Nousavons appris plus tard qu’à part les hommes valides, toutes les autrespersonnes, dont ma mère et ma sœur, avaient été conduites directement à lachambre à gaz.

Lecamp principal « affichant » complet, nous avons marché jusqu’à sonsatellite, Buna-Monowitz. On sait aujourd’hui que les satellites étaientbeaucoup plus durs que le camp principal.

Apeine arrivés, toujours sous les coups de matraque et alors qu’il faisaitencore nuit, on nous fit mettre tout nu. Les diables sont arrivés. En quelquessecondes, ils avaient fait le nettoyage par le vide. Les vêtements, leschaussures, les ceintures, les montres, les bagues, les chaînes avaientdisparus. Un sursis pour les dents en or. Nous sommes restés ainsi toute lajournée, nus dans la neige qui ne cessait de tomber. Nous étions sur la« fameuse » place d’appel. Cette place où nous devions nous tenir augarde-à-vous pendant des heures, par n’im­por­te quel temps, au minimum deuxfois par jour, le matin avant de partir en commando, le soir au retour.

Toutautour de nous, des baraques en bois numérotées, une clôture électrifiée, desmiradors, des projecteurs et une énorme fumée qui dégageait une odeurinsupportable et qu’on ne peut oublier sa vie durant. Au pied de cettecheminée, une montagne de cadavres destinés au four crématoire.

Undésert de neige, des corbeaux géants tournoyant, sinistres, au-dessus descadavres. A l’horizon, les gazomètres de l’IG-Farben Indus­trie, une usine oùnous allions travailler.

 Dès cette première épreuve de l’arrivée,plusieurs d’entre nous étaient tombés ; ils furent très vite relevés à coups dematraque.

Nousn’étions pas à la fin de notre martyre. La deuxième épreuve était d’un autregenre. Toujours nus, on nous enferma pendant des heures dans une sorte deplacard hermétique, sans air et surchauffé (c’était l’étuve de désinfection desvêtements). Toute la nuit, ce fut à la fois l’étuve et la glacière. Serrés lesuns contre les autres, dans des placards trop petits, on ne pouvait dégager lesmorts qui « tombaient » comme des mouches. Tomber, c’est beaucoupdire car, même morts, ils restaient debout, retenus par les autres. Cethorrible spectacle semblait plaire, autant qu’à nos bourreaux, aux diablesallemands, polonais et belges. On pourrait penser qu’ils essayaient depréserver leurs privilèges, mais c’était autre chose : ils nous haïssaientvraiment.

Troisièmeépreuve : rasage de tout le corps.

 Quatrième épreuve : tatouage d’un numé­ro surle bras gauche.

Cinquièmeépreuve : douche glacée et nou­­­­vel­le attente sur la place d’appel, toujoursnus.

Aubout de trois jours, nous avons reçu chacun un pyjama rayé, des chiffons àmettre aux pieds et des galoches en bois, dépareillées. Enfin, notre premièrenourriture : de l’eau tiède agré­men­tée d’épluchures diverses. Ensuite, c’estun médecin français qui est venu nous faire un petit discours. Il paraissaitbien portant, celui-là, bien gras, soumis et obéissant. Il nous prévint sansaucun ménagement qu’en ces lieux, seuls les forts avaient une chance desurvivre... trois mois tout au plus. Les autres tomberaient avant quinze jours,certains même au bout de deux jours. Il nous dit qu’il fallait faire trèsattention à nos mains et à nos pieds. Ne nous laisser voler ni notre pyjama, ninos galoches. Nous les recevions une fois pour toutes. Avec ou sans pyjama,avec ou sans galoches, les mains blessées ou les pieds ensanglantés, on iraittout de même sur la place d’appel et au travail. Avec, en prime, de bons coupsde matraque. Nous étions donc prévenus. Ne pas tenter, non plus, d’entrer àl’infirmerie, véritable antichambre de la chambre à gaz.

J’avaisfroid, j’avais faim, j’avais som­meil, mais il fallait tenir. Je ne pensaisqu’à mon père, j’avais peur de le trouver là lui aussi, dans cette géhenne decauchemar. Nous avons ensuite été triés et envoyés dans des baraques en boisprévues chacune pour environ trois cents détenus. Toujours des hurlements enallemand ou en polonais, et toujours des coups de matraque.

Nouvelleépreuve : l’épouillage. Etant nou­veaux, nous n’en avions pas encore, de cespetites bêtes qui devaient nous sucer le peu de sang qui circulait encore dansnos veines. Mais l’épouillage, c’était la manie des chefs de block. Avant ladistribution de soupe, il fallait se débarrasser des parasites puis passer, nu,au contrôle, en saluant le chef qui choisissait n’importe qui au hasard,trouvant obligatoi­rement ce qu’il voulait bien trouver, prétexte à unesuppression de ration de soupe.
Quel­­­que­­fois, ce chef s’acharnait sur un malheureux qui, dès lors, nerecevait plus aucune ration et qui mourait plus vite. C’était, comme on dit,« à la tête du client ». Celui qui échappait à cette privation de samisérable pitance avait une vague chance supplémentaire de s’en sortir.
C’est ce qui m’est arrivé dès le début. J’ai été remarqué par le chef de blocket, j’ignore pourquoi, peut-être parce que j’étais le plus jeune, il m’aépargné. Je suis devenu aide-balayeur, ce qui m’a valu des rations supplé­mentaires.Tout en subissant, pour l’essen­tiel, le même sort que les autres, je recevaismoins de coups, et j’étais souvent dispensé des douches nocturnes glacées. Jebénéficiais du privilège de faire la vaisselle du chef et pouvais ainsi mangertous ses restes. Avant de rejoindre les autres sur la place d’appel, je gagnaisdu temps en faisant le ménage du block et la chambre du chef.

Cechef du block 27 était un monstre allemand complètement fou, un véritable sadi­que,condamné à perpétuité pour un crime de droit commun. Pourquoi m’a-t-il épargné? Je ne le saurai jamais. Tous les autres chefs étaient, comme lui, desdéséquilibrés, qu’ils fussent allemands, polonais ou belges. Ils étaient toushomosexuels. Pour leur échapper, j’ai dû faire preuve d’imagination, user destratagèmes, les dresser les uns contre les autres. C’est un miracle d’avoirréussi .

Quantaux « commandos », les plus durs étaient ceux des câbles et desbriques. Dans le froid et la neige, sans gant, il fallait porter plusieurscâbles gelés et rouillés, longs et lourds, sur nos épaules décharnées. Cescâbles servaient à faire du béton armé. Ou bien il nous fallait entasser unemontagne de briques, la démolir puis la reconstituer. Avant de rentrer, etsurtout avant l’appel du soir, sur place au travail, il n’était pas rare que lekapo précipitât un détenu dans le béton encore liquide des fondations. Nombrede piliers de cette usine d’IG-Farben contiennent des détenus qui ont étébétonnés vivants. Au retour, le soir, au moment de l’appel, les kapos étaientfélicités par les SS.

 Les boxeurs Young Perez (ex-champion du monde)et Kid Marcel étaient dans mon block. Le premier est mort fou, le deuxième asurvécu. Le champion de natation Nakache était de mon convoi. Il a eu la chancede travailler à l’infirmerie.

 Presque dès le début, j’ai été séparé de monfrère Pierre. Il était très découragé. Il voulait mourir tout de suite. Il atrouvé un moyen d’entrer à l’infirmerie, se faisant écraser un pied par unwagonnet. Il a été envoyé à Birkenau, et je ne l’ai plus jamais revu.

Souvent,en rentrant le soir de l’usine, avant l’appel, on avait droit à un spectacle.Au garde-à-vous, on devait assister aux pendaisons en série. L’appel necommençait pas avant que la mort ait été constatée. En général, on exécutaitainsi des Polonais ou des Russes qui avaient tenté de s’évader. Ce pouvait êtreaussi un malheureux pris en flagrant délit de vol... d’un quignon de pain.

 Je n’ai jamais connu le moindre esprit desolidarité entre nous. J’ai entendu dire, pourtant, qu’il y avait eu, danscertains camps, la « cuillère de solidarité ». A Auschwitz, je n’airien vu de semblable. Bien au contraire. Ne parlant ni l’allemand, ni leyiddish, je fus rejeté d’abord par tout le monde. Mais à partir du moment où jeme suis trouvé un peu « privilégié », j’ai été respecté et envié. Autravail aussi, le kapo me ménageait un peu : il savait que le chef de block meprotégeait. Hiérarchiquement parlant, kapo et chef de block se valaient, maisils avaient peur l’un de l’autre, car ils pouvaient changer de fonctions etn’avaient pas intérêt à s’opposer réci­proquement.

Cequi, de temps en temps, nous donnait du courage, c’était d’entendre tonner lecanon, de l’autre côté des Carpates. Nous espérions voir arriver à plus oumoins brève échéance l’armée soviétique, mais sans trop y croire.

Trèsvite, presque tous ceux de mon convoi sont morts. Dans le livre de SergeKlarsfeld, « LE MEMORIAL DE LA DEPOR­TATION », à propos de mon convoino 66 du 20 janvier 44, on peut lire :

« Al’arrivée à Auschwitz, 236 hommes furent laissés en vie, matricules 172611 à172846, ainsi que 55 femmes, 74783 à 74797 et 74835 à 74874. Le reste du convoifut immédiatement gazé. En 1945, il y avait 47 survivants, dont 15femmes ». Au départ, nous étions : 632 hommes, 515 femmes, 221 jeunes demoins de 18 ans

Deuxou trois fois, nous avons été bombar­dés. Je crois que c’était par les Anglais.Il y a eu des dégâts dans le camp et à l’usine. Quelques morts aussi et, ce quiest extraor­dinaire, plus parmi les SS qui se réfugiaient dans des abris queparmi nous qui devions rester à l’extérieur. Les bombes tombaient autour denous mais nous n’avions pas peur. D’ailleurs, nous n’avions plus vraiment peurde rien. Nous étions inconscients. Même à l’idée d’être envoyés à la chambre àgaz, nous n’avions pas peur. Nous vivions dans un état second, tant que notrecœur tenait, mais nous n’étions plus tout à fait des êtres humains. On pouvaitfaire de nous n’importe quoi. Ces bombes qui pleuvaient sans nous atteindre,nous souhaitions pourtant qu’elles nous tombent sur la tête et nous délivrentde ce cauchemar.

Certains,plus « courageux » que d’autres, n’hésitaient pas à se jeter sur lesbarbelés électrifiés. On en avait tellement l’habitude qu’on n’y faisait plusattention.

Jene décrirai pas dans les détails, car beaucoup d’autres l’ont déjà fait, lesdivers aspects de ce qu’il est convenu d’appeler notre « vie » danscet enfer. J’aimerais néanmoins expliquer ce qui se passait à l’infirmerie.
D’abord, il était très difficile d’y être admis. Les médecins, dont de nombreuxFrançais, faisaient systématiquement barrage. Je sais qu’aujourd’hui certainsde ces mêmes médecins prétendent que c’était pour nous éviter la sélection pourla chambre à gaz. Mais en réalité, il fallait voir comment ils traitaient ceuxqui avaient la « chance » d’être admis. Il faut dire, pour expli­querce mot « chance », que le risque d’être « sélectionné »était compensé par certains avantages importants tout de même : on était auchaud, on pouvait dormir autant qu’on voulait, sans aller ni au travail ni surla place d’appel. On ne recevait pas trop de coups, et on avait droit à unesoupe un peu plus chaude que d’habitude.

Quantà la fameuse sélection, dite « con­trô­le des musulmans », elle étaitfaite par les SS, assistés des médecins (y compris des médecins français). Ellepouvait avoir lieu à n’importe quel moment. On choisissait les plus maigres(critère très arbitraire, puisque nous étions tous aussi maigres les uns queles autres). En file indienne, on avançait en se tenant bien droit, nu comme unver. Il fallait montrer ses fesses décharnées en se penchant en avant, puis seremettre au garde-à-vous. Ceux qui étaient « sélectionnés » étaientexpédiés en camion, toujours nus, à Birkenau (le camp voisin). On ne lesrevoyait plus.

Cecontrôle des « musulmans » avait lieu, pour notre block et enprincipe à l’infirmerie, au moins une fois par semaine ; dans les autresblocks, c’était tous les mois. Les « sélectionnés » pensaient avoirde la chance : sachant qu’ils allaient mourir, ils avaient le sentiment d’unedélivrance. Ils ne seraient plus matraqués, ils n’auraient plus ni faim nifroid. Avant de grimper dans les camions, toujours sous les coups, ils nousabandonnaient leurs rations de pain.

Enétant arrivé à ne peser qu’une trentaine de kilos, comme tant d’autres,j’ignore pourquoi j’ai toujours fait partie des non « sélectionnés ».Je ne peux en tout cas pas dire que c’est grâce à tel ou tel médecin français.C’est uniquement le fait du hasard.

Peut-êtreva-t-on penser que je dénonce avec parti pris le rôle joué par nos médecins.Mais j’affirme qu’à quelques rares exceptions près (je sais qu’il y a eu desmédecins courageux qui méritent tout notre respect), la plupart n’étaient quedes lâches et des collabos qui nous refusaient une aspirine ou un peu de soupe.Et qui n’hésitaient pas à nous frapper.

Toutle monde souffrait de la dysenterie, avec pertes de sang. On n’avait pas le droitd’aller aux WC sans autorisation. Et l’on n’y était autorisé que pendant untemps très court. Quand ça nous « prenait » pendant l’appel, c’étaitun terrible supplice. On ne pouvait pas se retenir et les chefs qui nousobservaient s’en rendaient compte, ce qui donnait lieu à de copieuxmatraquages. En fait de WC, il s’agissait d’un énorme « block » touten longueur, pouvant contenir au moins cinq cents détenus accroupis sur destrous, côte à côte, sans cloison, face à face ou dos à dos. On n’avait pas le droitde « séjourner ». Quand les kapos venaient, ils ne cherchaient pas àsavoir si on venait d’arriver ou non. A coups de « goumi », ils nouschassaient.

Lejeu favori de certains chefs de block consistait à choisir quelqu’un au hasard,ou même à réclamer des volontaires, qu’on fixait dans une espèce d’étau pourleur flanquer des coups de « goumi ». Plus on tenait longtemps, plusla ration de pain était grosse. J’avoue qu’en acceptant très souvent ce petitjeu, j’ai eu droit à de nombreux suppléments qui m’ont aidé à survivre.

Pource qui est du block-dortoir, nous étions environ 350 à y être entassés, sur deschâlits à trois étages, à trois ou quatre par étage. Il faisait toujours froidcar les fenêtres, exprès, étaient laissées grandes ouvertes. Nous étionscouchés « en sardines ». Quand on avait trouvé sa place, on nepouvait plus bouger. Et interdiction de parler. On n’entendait que les cris duchef de block et de ses « adjoints ». La lumière restait alluméetoute la nuit. Impossible de fermer l’œil, pour plusieurs raisons : d’abord lebruit, les odeurs, nos os qui nous faisaient mal parce que nous restionscouchés toujours sur le même côté, nos maigres paillasses pleines de trous etde bosses, la dureté du bois du châlit, la nécessité de veiller en permanencesur ses effets (casquette, veste, galoches) par crainte des vols. On nequittait jamais son pantalon. Ensuite et surtout, il y avait les punaises etles poux.

Engénéral on pouvait aller se « coucher » après l’épouillage (qui sefaisait devant le chef de block, lequel n’hésitait pas à supprimer sa ration,en l’abreuvant de coups, à celui qu’il prenait par hasard avec des poux dans sachemise), après la distribution du pain, c’est-à-dire après le travail et aprèsl’appel du soir. Il pouvait être aussi bien 18 H que 22 H, tout dépendait dutemps de l’appel et de l’humeur du chef de block.

Dansla nuit, on pouvait être envoyé à la douche (froide et sans savon niserviette). On devait faire la queue, dehors, toujours nu, aussi bien sous lapluie que sous la neige. Ceux qui étaient passés les premiers devaient attendreles autres avant de réintégrer le block. La cloche du réveil sonnait vers cinqheures du matin, c’est-à-dire souvent quelques minutes après cette doucheordonnée par le chef du block, si bien que la nuit était une nuit blanche.

Toujoursà toute vitesse, sous les coups, il fallait se mettre en rangs, cinq par cinq,dehors, devant le block. Ensuite, on rejoignait la place d’appel. Il fallaitattendre les SS, le chef de camp et le chef des kapos (tous deux étaient descondamnés de droit commun). L’appel pouvait durer des heures. Ensuite, toujoursen rangs par cinq, et après un interminable garde-à-vous, on rejoignait lescommandos pour le travail. Au pas, tête nue, on défilait devant les SS au sond’une fanfare formée par des « privilégiés ». C’est le kapo qui,ensuite, nous autorisait à remettre notre casquette. Selon les commandos, lelieu de travail pouvait être proche ou très éloigné, et l’on pouvait avoir àmarcher pendant plusieurs kilo­mètres. Avant d’arriver, on était déjà épuisé.

Leskapos prenaient la relève des chefs de block. Les coups de gourdin tombaient auhasard. On avait droit à une pause d’un quart d’heure à midi. On rentrait aucamp vers dix-sept heures. Tous les commandos devaient arriver en même tempssur la place d’appel. On recommen­çait le soir ce qu’on avait fait le matin,mais l’appel était toujours plus long le soir. Les kapos devaient faire leurrapport et indiquer le nombre de morts sur place. Non seulement il y avait desmorts « naturels », mais le kapo se chargeait aussi d’en fairelui-même, comme je l’ai dit plus haut, en précipitant vivants des détenus dansle béton liquide des fondations de l’usine en construction. Après l’appel, onretrouvait le chef de block, qui nous faisait rentrer ou nous laissait dehors,selon son humeur du moment.

Aucuneinformation de l’extérieur, aucun contact avec le moindre civil. Mais dans leblock, il y avait des Polonais non juifs qui en avaient, et qui recevaient descolis. Ils étaient bien traités, devenaient kapos ou chefs de block. Ils man­geaientdevant nous, non sans un certain sadisme, en repoussant avec violence quiconqueles regardait avec un peu trop d’insistance.
Ils étaient dans leur pays et se partageaient les bonnes planques avec lesAllemands de droit commun. Ils essayaient de plaire aux SS en faisant mieuxqu’eux. C’est eux surtout qui nous en ont fait baver.

Souventje pensais aux esclaves noirs, aux forçats, aux galériens de jadis. Leurssouffrances n’étaient rien, je crois, à côté des nôtres. Je comparais leur vieà la mienne. J’aurais voulu les encourager en leur montrant que les conditionsde vie étaient moins terribles pour eux que pour nous. J’aurais bien accepté depasser vingt ans à Cayenne contre huit jours dans ce camp. On dit toujoursqu’il y a pire. Je ne pense pas qu’il ait pire qu’Auschwitz. Et pourtant !D’autres épreu­ves nous attendaient.



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L’EVACUATION

 

 

 

 

 

Enjanvier 45, les SS décidèrent l’évacua­tion d’Auschwitz.

L’hiver,cette année-là, est particuliè­rement rude. Des rumeurs circulent. LesSoviétiques approchent. Tous les « intrans­portables », les malades,ceux qui ne pourront pas suivre, seront exterminés. Tels sont les ordres.

Pourla première fois depuis mon arrivée, c’est-à-dire depuis une année entière (enfait depuis deux hivers), nous recevons des rations pour huit jours. Quelsupplice moral et physique de crever de faim avec des rations dans la poche, ensachant qu’on n’en aura plus avant longtemps. Il faut à tout prix leséconomiser. C’est un effort surhumain que beaucoup n’ont pas pu faire.

Toujoursen rangs par cinq, sous les cris et les coups, nous nous sommes retrouvés horsdu camp, sur la route, des dizaines de milliers. Un long ruban d’éclopés encostumes rayés, dans la neige, toujours survolés par ces lugubres etgigantesques corbeaux. La longue marche dans le désert blanc commence. On setraîne durant plusieurs jours et plusieurs nuits. Ceux qui tombent sont tués etabandonnés sur place. Très vite, je me rends compte que nos chefs de block, noskapos ne sont plus rien. Ils sont logés à la même enseigne que nous, à cettedifférence près qu’ils disposent de beaucoup plus de vivres, et de réservesphysiques. Mais ils ne commandent plus, subissant comme les autres les coupsdes SS. Certains même, qui s’arrêtent pour souffler, sont eux aussi abattus.Peut-être les SS commen­cent-ils à supprimer des témoins gênants.

Jevais connaître les moments les plus terribles depuis ma déportation. Quandenfin les SS nous autorisent à nous arrêter, il y a déjà beaucoup de morts. Etles survivants ne sont que des morts en sursis. Je ne sais pas encore par quelmiracle j’étais moi-même encore en vie.

Nousnous retrouvons devant une espèce de fabrique de tuiles, à Nicolaï. Nousrestons dehors. Qu’importe : je vais enfin pouvoir man­ger un peu des rationsque j’ai, à peu près seul et au prix d’efforts terribles sur moi-même, écono­misées.Je sais que les autres ont tout mangé tout de suite (certains en sont morts) ;peut-être l’ont-ils fait en pensant que, de toute façon, ils ne survivraientpas.

Pourne pas faire envie aux autres, c’est en cachette que je prévois de manger, unpeu plus tard. Mais, trop fatigué, épuisé, à moitié mort, je m’endors. Au boutde quelques minutes, je me réveille en sursaut. Instinctivement, je fouille mespoches, je les retourne : vides ! On m’a tout volé. Je ne suis même pasfurieux, mais je suis complètement désespéré. Je voudrais mourir. Je pleure. Jepleure intérieurement, sachant que personne ne me plaindra, surtout pas les kaposqui mangent bien tranquillement en me regardant avec cruauté. Je ne vois pasalors comment je pourrais survivre, car je sais que nous ne recevrons pasd’autres rations avant longtemps. M’être privé ainsi pour rien, c’est terrible.Ils avaient bien raison, les autres, de tout manger tout de suite. Mon« voleur assassin » n’est peut-être pas allé loin, il est peut-êtremort sur la route.

Aprèscette première halte, des déportés, à chaque instant, périssent. Nous repartonspar groupes dans diverses directions. Je mange de la neige. Beaucoup de neige,sûrement plusieurs kilos. J’ai de la fièvre, j’ai sommeil, je suis sans espoir.Pourtant, il faut tenir. Je ne sais par quel miracle j’ai trouvé la force de nepas m’écrouler. Je veux mourir et, en même temps, je veux vivre. Je pense à mesparents, à Mireille, à Pierre. Je suis presque certain qu’ils sont tous morts.De toute façon, je ne peux les imaginer se traînant comme moi sur cette route.Il ne faut pas tomber, pas s’endormir, car les SS ne sont pas loin et lesfusils-mitrailleurs crépitent sans arrêt.

Ilfaut absolument tenir, qu’au moins il y ait un rescapé, un témoin. Je ne croispas qu’un animal aurait résisté à tout cela, je ne crois pas.
On marche encore longtemps, jusqu’à la gare de Gleiwitz. Cette fois, c’est àcoups de crosse de fusil que les SS nous font monter dans des wagons à charbondécouverts. Entassés, serrés comme dans le métro aux heures de pointe, nousnous posons des questions. Où allons-nous?

Letrains démarre. Il ne roule pas très vite. Après un certain temps, il faitmachine arrière et s’arrête. On entend des coups de fusil, des rafales demitraillettes. On devine quelles sont les cibles. Le train repart, pour ne pluss’arrêter, cette fois. Au bout de quelques heures, serrés comme du bétail, noussommes complètement recouverts de neige. Impossible de faire un mouvement. Lesmorts restent debout. La neige tombe à gros flocons. Certains d’entre nous ontpensé à sauter du train, mais pour aller où ? Et comment échapper à nosbourreaux ? On fait un essai avec les morts. Immédiatement, le bruit desmitrail­lettes nous fait comprendre qu’il est inutile d’insister. Il ne fautpas espérer fuir. On jette les cadavres par-dessus le bord. Très vite, on peutalors s’asseoir, et même s’allonger.

Sanss’arrêter, le train traversera la Polo­gne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie(seul pays où les habitants, au risque de se faire tirer dessus, essaient denous aider en nous lançant des boules de pain, qu’on s’entre-tue pour attraper); c’est ensuite l’Allemagne, l’Autriche, de nouveau l’Allemagne, et le terminus: Berlin. Le voyage aura duré exactement dix jours et dix nuits, sans manger,sans boire, sans pouvoir satisfaire ses besoins naturels autrement que dans sonpantalon. Je n’ai plus faim, mon estomac doit être bloqué. Mais j’ai soif et jedois avoir beaucoup de fièvre. Je mange toujours de la neige. En arrivant àBerlin, nous sommes amenés directement dans un immense hall, qui fait partiedes usines Henkel. Pour la première fois, nous apercevons des civils, quis’étonnent de nous voir. Je ne sais pas si, inconsciemment, cela me réconforte,mais j’arrive à m’évanouir, presque exprès.

J’aibien fait, car je me réveille au chaud, dans un lit d’hôpital. J’y resteenviron une semaine, avant de me retrouver en pleine nuit dans un nouveautrain, pour une nouvelle destination : Mauthausen

 

 


MAUTHAUSEN

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Mauthausen :C’est au pas de course qu’on nous fait entrer dans notre nouveau camp. Les plusvalides (ou plutôt les moins invalides) passent la porte. Brusquement, elle sereferme sur eux, les autres restent dehors. Ils sont tous exécutés sur place.Ceux qui ont eu assez de force pour franchir l’entrée sont accueillis par descris. Les SS, le chef de camp, le chef kapo nous obligent à nous déshabiller.Ils nous poussent dans une petite cour et nous y laissent plusieurs jours sanss’occuper de nous. Encore sous la neige, nus, sans manger, sans boire. Queva-t-il nous arriver?

C’estsurtout un camp d’Espagnols, mais nous sommes séparés d’eux, aucun contact.Trois grandes cheminées fument : là aussi, on brûle les détenus!...pourtant tout parait calme, ordonné, propre. Un changement, après Auschwitz !Si seulement on n’était pas obligé de rester tout nu dehors...

Aubout de quelques jours, nous sommes exactement 350 rescapés. On nous faitentrer dans un block construit à la hâte pour nous. Nous y resterons quarantejours, sans en sortir. Il n’y a pas de châlit. Le jour, nous devons resterdebout, serrés les uns contre les autres et la nuit, nous allonger par terre en« sardines », toujours nus. Les rations nous sont distribuées unefois par jour. Il faut les attraper au vol : le chef de block ne pouvant passerparmi nous (c’est trop serré), il nous les lance. Pour une fois, on n’a pastrop froid et les fenêtres restent fermées la nuit. En enjambant les autres, ona le droit de sortir pour aller aux WC. Il faut faire très vite pour sortir dublock et rejoindre le block WC car les SS, de leur mirador, nous guettent etnous visent comme des lapins.

Notresituation n’est pas enviable, bien sûr, mais au moins, je le répète, on n’a pasfroid, on ne va pas au travail et on n’est pas « schla­gué ». On peutencore espérer.

Malheureusement,au bout de quelques jours, se produit un phénomène imprévisible qui déclenchela fureur des SS et du chef de block. A force de rester debout,« collés » les uns contre les autres, et de tituber en masse, nousperdons l’équilibre, et projetés sur une cloison, nous faisons éclater leblock. Plus de block. Nous voilà dehors. Les SS prennent une décision rapide.Tous sur une butte, à l’extérieur du camp, et fusillés.

Jene sais ni comment ni pourquoi mais je suis, in extremis, « happé »par un Espagnol, qui va me cacher dans son block. Sauvé encore une fois.

Joséme procure une tenue propre, avec un numéro de « politique » qui, enprincipe, me met à l’abri d’une sélection d’extermination. J’ai changé de peau,je ne suis plus juif, je suis devenu un « politique ». Ce numéro vame transformer complètement, et me faire passer en quelque sorte inaperçu. Ilne faut surtout pas montrer mon matricule tatoué sur le bras. A la douche, pourne pas me trahir, je me tourne toujours très pudiquement contre le mur. Josém’a trouvé de bonnes galoches et des chaus­settes, des vraies, plus de cesespèces de chiffons pourris qui, jusque-là, en faisaient office. Il me faitmanger et me rassure. Je crois rêver. Il m’explique qu’il est là depuis cinqans, livré aux Allemands par les autorités françaises. Il reçoit des colis etdes lettres. Il pensait être un détenu très maltraité et très malheureux, maisquand il nous a vus, il n’en a pas cru ses yeux. Comment pouvait-il y avoirplus malheureux que lui ?

Jene crains plus les SS. Ils passent devant moi sans me regarder. Bien que trèsmaigre, je suis dans ce camp un détenu comme les autres.
José me présente à ses copains. Je suis pris en main, caché et nourri. Enfin,je peux dormir presque normalement. En revanche, et comme les autres, je suistoujours obligé d’aller sur la place d’appel. C’est pénible, mais rien à voiravec les appels d’Auschwitz. En tout cas, il ne faut pas craquer, même s’ilfaut encore rester debout pendant des heures dans la neige, sans bouger.

Dansle block, on peut parler, jouer aux cartes, lire. Le chef de block ne s’occupepas de nous. Tous les Espagnols m’ont adopté, ils s’efforcent de me« ressusciter ». Ils y parvien­dront presque, jusqu’au jour où, toutde suite après un appel, les SS forment des groupes au hasard, et les envoientà quelques kilomètres de là, déblayer des voies de chemin de fer qui viennentd’être bombardées. Je fais hélas partie du commando. Et moi qui m’imaginaispouvoir passer le restant de ma captivité à Mauthausen, je pars pour un nouveauvoyage, vers Amstetten.



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AMSTETTEN

 

 

 

 

     Amstetten, se trouve à environ une heurede Mauthausen. Là, pas de camp. Nous n’aperce­vons aucune habitation. Une sortede no man’s land au milieu de notre enfer. Voilà un nouveau lieu de supplices.Jour et nuit dans la neige, en pleine forêt et à la belle (si l’on peut dire)étoile, à travailler sur une voie de chemin de fer. Un train a sauté à cetendroit : nous sommes là pour vider le contenu des wagons et ensuite lesévacuer. Il nous faut aussi remplacer les rails tordus, poser de nouvellestraverses, tout dé­blayer.

 Par équipe, nuit et jour, moyennant de tempsen temps quelques minutes de repos seule­ment, nous menons notre travail deforçats fantomatiques. Cela va durer dix jours. Il y a là tout un amoncellementde paquets de cigarettes, des caisses pleines de bouteilles d’alcools, desarmes, aussi. Mais malheur à celui qui essaie de se « servir » : ilest immédiatement abattu.

Dansl’état d’extrême faiblesse où je me trouve, je suis bien incapable detransporter quoi que ce soit, ou simplement de soulever un rail. Incapable,même, de me servir d’une pioche.
Et puis j’ai peur de me trahir. Mes camarades espagnols m’aident autant qu’ilsle peuvent. Quand il ne faut que deux hommes pour porter un rail, je me metsentre eux deux et je fais semblant de participer à leur effort...

Ilfait très froid, nous sommes début février. Nous n’avons pas de gants pourtravailler, les rails sont gelés. Rien à manger, rien à boire, rien pour seréchauffer, toujours en pyjama, en galoches, sans chaussettes. Interdic­tion dese reposer. 24h sur 24h. Cadence infernale et surveillance accrue, sans complai­sance.Nous fûmes « relevés » au bout de dix jours. Je croyais revenir àMauthausen. Pas du tout : nous sommes partis vers Sachsenhausen.

Encoreun voyage. C’est dans un train « normal », entendez dans des wagonsde voyageurs, que nous sommes acheminés sur Sachsenhausen. Nous n’y resteronsque peu de temps, avant d’être envoyés, à la faveur d’un trajet rien moins quedirect, à Ebensee.

Arrivéeà Ebensee au début d’avril 45. Même « vie » à peu près qu’àMauthausen avec, toutefois, une grande différence : il n’y a rien à manger. Etpas d’Espagnols pour me soutenir.
En revanche, grâce à mon nouveau triangle de « non-juif », je risquebeaucoup moins. Je peux circuler librement dans le camp. Je me fais des tisanesavec des feuilles et avec la vapeur qui sort des radiateurs. On ne travaillepas, mais il y a toujours l’appel. Les rations n’étant plus distribuées, aubout d’un mois, les morts ne se comptent plus. Le four crématoire fonctionne àplein régime.

Lecamp est grand mais très différent des autres. C’est le seul où l’on voie desarbres et un peu de verdure. Plus de ces énormes corbeaux, ni de forêt deprojecteurs. Fini le paysage désertique, on se retrouve sur la planète« terre » et beaucoup de détails peuvent nous rappeler, malgré tout,que nous sommes encore des êtres humains.

Toujoursaucune information venant de l’extérieur. Même le courrier des« non-juifs » n’est plus distribué. On se doute pourtant de quelquechose. C’est ainsi que pour la première fois, alors que nous sommes tousrassemblés sur la place d’appel et que les SS veulent nous conduire dans les« Steinbrüche » (carrières), une révolte éclate. Il ne faut pasoublier que dans le camp sont internés de grands résistants et ils ont comprisque les carrières sont minées. Nous leur tenons tête, aux SS ! Malgré leursmitraillettes, nous refusons d’obéir. C’est magnifique. Je n’avais jamais vuça. Je n’aurais même pas pu ima­giner que cela fût possible. Je me demandecomment cela va tourner.

Nousrestons ainsi dans le camp toute la journée. Puis, au cours de la nuit, nousnous rendons compte que les SS se sont enfuis avec quelques kapos et quelquesautres de leurs affidés. Vers cinq heures du matin, la cloche qui d’habitudenous réveille ne tinte pas. Les plus courageux vont voir ce qui se passe ; ilsconstatent que le block n’est plus gardé. Le chef a disparu. Quant aux SS, ilsont été remplacés par des soldats de la Wehrmacht. Nous ne sommes pas encorelibres, mais plus tout à fait détenus. Trop faible, presque heureux mais un peuinquiet, je vais me coucher jusqu’à midi.... C’est alors qu’arrivent lesAméricains.










LA LIBERATION

 

 

 

 

 

C’est le 6 mai 45 à midi qu’un premier char américain entra dans le camp. Lessoldats n’en croyaient pas leurs yeux. Des morts partout, et des vivants quiont l’air de squelettes.
Des squelettes qui se jetaient sur les libérateurs pour les embrasser, lesserrer dans les os de leurs bras, pour les empêcher de repartir. Une explo­sionde joie indescriptible malgré les morts.

Distributionde chewing-gum, cigarettes, chocolat, pastilles de café. Rien d’autre, malheu­reusement.Ils n’avaient pas prévu ça...

Desscènes de vengeance, maintenant. Quelques uns de nos bourreaux qui, pour telleou telle raison, ne se sont pas enfuis, sont exécutés sur le champ. Certainssont pendus aux arbres, d’autres assommés, d’autres encore, ficelés, allongéssur la place d’appel et aplatis comme des galettes par un rouleau compresseur.Des cris, des poursuites, des coups de revolver (les Américains nous avaientdonné des armes).

Ilparait que le Comité International dont faisait partie Raymond Hallery aempêché la mise à sac des cuisines et qu’un « repas » a été servi àtout le monde (j’avoue ne pas avoir été de ceux-là), grâce aux denrées trouvéesdans les réserves SS, dont le Comité connaissait l’exis­tence et avait organiséla protection.

Nousvoilà libres, les portes sont ouvertes. Comment trouvons-nous la forcenécessaire pour courir à l’extérieur, je ne sais. Qu’on imagine des cadavresqui se répandent dans un village, au grand effroi des habitants, barricadéschez eux. Dans la vallée, il y a des vaches et des chevaux. Certains déportésse précipitent sur ces animaux et, sans même prendre la peine de les tuer, ilsen découpent des morceaux qu’ils avalent comme des fous : ils meurent ens’étranglant. Incapable de supporter cet horrible spectacle, je m’enfuis etvais frapper à la porte d’un pavillon. Les gens sont épouvantés en me voyant,mais ils me font entrer et me donnent à manger. Je ne suis pas très exigeant :je demande une paire de draps, une serviette de toilette, du savon et descouverts.... Je reste toute la journée chez ces gens, qui essaient de meconvaincre qu’ils n’étaient au courant de rien. Avant de les quitter, je leurdemande de me préparer un bol de café au lait et des tartines beurrées.

Lesoir, je réintègre le camp. J’ai été bien inspiré car, entre-temps, lesAméricains ont pris d’importantes décisions : il faut rendre toutes les armes,ne plus faire justice soi même, et ne plus sortir du camp sous peine de se voirrefuser la carte officielle de « libéré ».

Lepremier soir de ma libération, après m’être douché (cette fois à l’eau chaudeet avec du savon), essuyé avec une vraie serviette, j’obtiendrai une tenuecivile propre et, dans le lit du chef de block (que l’on a retrouvé et pendu),je dormirai, pour la première fois depuis près de deux ans, dans des draps.Seul.

Maisje suis toujours, bien que libre, dans un camp. J’aide comme je le peux lenouveau chef provisoire, assisté de deux Yougoslaves.
Et il n’y a toujours à peu près rien à manger. Il faudra attendre près de deuxsemaines l’arrivée de la Croix Rouge. Deux semaines durant lesquelles nous nousefforçons de survivre par nos propres moyens. Tisanes chaudes, bois brûlé, escargotsvivants, pommes de terre gelées.

LesAméricains ont obligé la population locale à nettoyer le camp, à éteindre lesfours, à évacuer les cadavres, qui sont entassés dans des charrettes et quicirculent à travers les rues de la ville. Laquelle ville, toute entière, doitparticiper aux inhumations. Je me souviens de la façon dont un communiste, JeanLaffite, s’est battu pour essayer d’obtenir que la Croix Rouge arrive plusvite, pour que la France nous rapatrie rapidement en avion. Mais il échoua dansses efforts.

 Il y eut encore beaucoup de morts avant,pendant et après l’intervention de la Croix Rouge.

Ceuxqui le désiraient pouvaient dormir sous d’énormes tentes plutôt que de resterdans les blocks. J’occupais, je l’ai dit, la chambre du chef de block, etrefusais de l’évacuer. Quand la Croix Rouge arriva, deux semaines plus tarddonc, elle nous gava de corned-beef. Plusieurs kilos chacun par jour ! Celuiqui voulait vider dix boîtes le pouvait. Il n’y avait aucun contrôle. Cettefois, nous avions du pain, du café et du chocolat à volonté. En vingt jours,j’ai grossi de trente-cinq kilos.

C’estseulement vers la fin du mois que nous fûmes enfin rapatriés. Pourquoi, malgréles protestations de Laffite, nous avait-on fait si longtemps attendre ? Bienque prioritaire, notre train mit plusieurs jours avant d’arriver à Paris. Ils’arrêtait à toutes les gares et même en rase campagne. A chaque arrêt, onrecevait des vivres, des vêtements... et des communiqués. Je me souviens avoirmangé, sur la voie de chemin de fer, des frites cuites à l’huile de locomotive.

J’aieu beaucoup de mal, en arrivant à Paris, à l’hôtel Lutetia, (où nous ne sommesrestés que trois jours) à convaincre les autorités qui insistaient pourm’expédier à Strasbourg, sous prétexte que je suis né (par hasard) à Colmar,que je voulais rester à Paris, ma ville depuis toujours ...

 

 

 

Gérard Avran